dimanche 27 novembre 2011

Le leurre du père justicier

Cette semaine, sur le blogue d’Urbania, Judith Lussier m’a presque lancé un défi dans son texte « les nouveau Fathers for Justice » :  Essayer de dépatouiller, dans une perspective juridique, cette chasse aux pervers [1] que s’est offerte un père de famille pour…  Pourquoi au fait?  Pour se faire justice lui-même?  Pour jouer au policier? Pour venger tous les enfants abusés de la terre?  Difficile à dire.

La vérité, c’est que je n’ai rien de bien captivant à ajouter au texte brillant, à la fois posé et acéré, de Judith Lussier.  J’aurais aimé l’avoir écrit moi-même.

Ceci dit, j’annonce depuis longtemps un billet sur le crime de « leurre sur internet ».

Entrée en vigueur en 2002, c’est une infraction nouvelle, dont la constitutionnalité n’a pas été contestée devant la Cour suprême du Canada. 

Le titre de l’article, «leurre», est trompeur, pour ne pas dire qu'il est lui-même un leurre.  Pourquoi?  Parce que nul besoin de leurre pour que l’infraction soit commise.  Je vous laisse quelques secondes pour le lire:






Quiconque, donc, utilise un ordinateur pour communiquer avec un jeune de moins de 18, ou quelqu’un qu’il s’imagine avoir moins de 18 ans, en vue de faciliter la perpétration de tous les crimes à caractère sexuel du Code criminel, commet l’infraction de leurre.  Même s’il ne leurre pas, c’est-à-dire même s’il donne son nom véritable et son âge véritable et surtout:  même si c'est l'autre qui est en train de le leurrer.

En effet, le crime est possible et punissable même si la « victime » n’en est pas une, même si la « victime » a 50 ans, même si la « victime » est celle qui a initié le contact, même si la victime est un policier.  Ou un ordinateur.

Dès l’adoption de l’article, je voyais poindre les problèmes, et les excès.  Et je ne suis pas médium.  À sa face même, ce crime a un problème : il peut exister sans victime.  Il peut exister uniquement en raison d'une provocation policière [2], il peut être exister même si c’est un père de famille qui a sollicité, dragué, incité, aguiché l’adulte éventuellement fautif en se faisant passer pour une jeune nymphette.  Ça choque. 

La Cour suprême, dans l’arrêt Légaré [3], parle du crime de leurre comme d’un crime «préparatoire».  Ce n’est donc pas un crime substantif.  Un peu comme le complot, la commandite ou la tentative [4].  Ce sont des crimes complets, même si le crime envisagé n’a pas été commis, alors qu’ils n’ont pas de substance, ne sont que conceptuels;  On ne peut pas les voir ni les toucher.  Des crimes de l’esprit, dont l’acte mauvais est celui de comploter, de commanditer, de tenter.

Toutefois, toujours selon l’arrêt Légaré, l’intention derrière l’infraction de leurre doit être réellement celle de vouloir faciliter la perpétration d’un crime à caractère sexuel.

Et pour déterminer l’intention qu’avait un éventuel délinquant, aussi pervers puisse-t-il sembler, il faut un procès.  Un procès pendant lequel toutes les circonstances entourant la communication qui a eu lieu entre le vieux et la jeune, ou le vieux et l’autre vieux qui se fait passer pour une jeune, doivent être mises en preuve.  Un procès ou l’accusé pourra, s’il le souhaite, faire valoir une défense.  Et s’il le souhaite, témoigner pour sa défense.

L’intention seule, le fantasme, n’est jamais un crime au Canada.  Heureusement

Et on ne sait rien de l’intention des ces prétendus vicieux lorsqu’ils se sont connectés à un site dédié aux jeunes.  Chose certaine, ils ont été hameçonnés par Dany Lacerte.  Entrapment.  C’est vraiment de l’entrapment citoyen, de la provocation citoyenne.  Exactement ce que les policiers n'ont pas le droit de faire.

Car, je le répète, on ne saura jamais, sauf si se tiennent des procès, si ces pseudo-pédos auraient initié eux-mêmes une conversation érotique sans le concours du bon père de famille. Et surtout, on ne saura jamais si leur intention était réellement de faciliter la perpétration d’un crime à caractère sexuel.   Le crime, c'est ça.

Vous en doutez?  Mais ce n’est pas exactement ça, le doute raisonnable.  Et c’est au Ministère public qu’appartient la tâche, la tâche et le fardeau, de prouver, hors de tout doute raisonnable, que le bonhomme avait l’intention de faciliter la perpétration d’un autre acte criminel.

Je me pose une question, depuis 2002, et les tribunaux n’y ont pas répondu.  Nous avons au Code criminel un crime d’incitation à avoir des contacts sexuels avec un jeune de moins de 16 ans.  J’en parlais ici.  À quoi sert le crime de leurre alors?  Le crime d’incitation peut très bien englober les cas de communications via internet…  Et peut-être que le crime d’incitation, seul, n’aurait pas mené à cette chasse à laquelle le bon citoyen veut lui-même participer en se faisant passer pour Lolita. 

Car le crime d’incitation a ceci de clair : la victime est une victime.  La victime est une mineure.  La victime n’est pas un faussaire, ni un robot.



[1] Titre volé à Pascal Henrard sur Branchez-vous :  le texte est ici.
[2] C’est la traduction correct d’entrapment, mais dans le jargon, on utilise beaucoup l’expression anglaise. L’entrapment est un moyen de défense de Common Law, c'est-à-dire un moyen de défense qui n’est pas codifié :  « Je ne l’aurais pas fait si le policier ne m’y avait invité »
[3] [2009] 3 R.C.S. 551
[4] On parle d’infractions inchoatives.

mardi 22 novembre 2011

Pierre Provencher concierge, réjouissons-nous!


La discrimination fondée sur les antécédents judiciaires est interdite au Québec en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne*.  La jurisprudence précise :  sauf si l’antécédent est lié à l’emploi. 

Pierre Provencher.  Photo:  QMI
C’est ainsi qu’il serait tout à fait correct de refuser l’embauche dans une garderie à un pédophile.  C’est ainsi qu’un ancien fraudeur ne pourrait pas gérer une banque.  C’est ainsi qu'on n'admet pas de meurtrier à l'école de police.

Mais si quelqu’un pouvait m’expliquer le lien entre le trafic de stupéfiants et la conciergerie, j’apprécierais.

Le Journal de Montréal et l’émission J.E. ont créé tout un émoi en dénonçant le fait que Pierre Provencher, un ancien Rocker, club-école des Hells Angels à l'époque, qui a plaidé coupable en 2003 dans la foulée des célèbres procès de Printemps 2001, soit devenu concierge dans une résidence pour personnes âgées…

Pierre Provencher n’a pas d’antécédents d’extorsion de vieillards, il n’a jamais battu son père ou négligé sa mère, selon ce que je lis de ses antécédents judiciaires.

Il a plaidé coupable à des accusations de trafic de stupéfiants, de complot pour meurtre et de gangstérisme.  Les complots pour meurtres existaient, dans ce dossier, dans le contexte d’appartenance à un gang.  Dans le contexte de la guerre des motards.  Rien de bien sympathique, certes, mais pas de preuve directe de complot de meurtre contre Pierre Provencher.  La preuve du complot de meurtre, grossièrement, c’était la preuve d’une guerre de territoires.  

Et puisqu'on parle de motards, disons les vraies affaires:  après de nombreuses années dans ce monde interlope, certainement une quinzaine d'années, Pierre Provencher était toujours Rocker, et non Hells Angels.  

Il est sorti de prison après avoir purgé les deux tiers de sa peine de 10 ans, ce qu’on appelle une libération d’office.  Il avait une cabane à sucre avant d’être incarcéré, mais j’imagine qu’il l’a perdue dans l’intervalle, comme on perd toujours tout dans cet intervalle.

Mais il n'a pas perdu sa femme et il postule dans la résidence pour personnes âgées où elle travaille. Il se recycle dans la conciergerie, pas mal comme idée.  Il devient même président du syndicat local, pas mal comme motivation pour rester dans le droit chemin.  J'aurais même envie de parler d'un beau modèle de réhabilitation...

Et ne venez pas me parler de Bertrand Cantat.  Pierre Provencher n’est pas allé faire un spectacle sur les bienfaits de la drogue après avoir tué pour de la drogue.  Il s’est fait concierge.  Il n'est pas allé chercher des applaudissements.

Il s'était fait concierge, plutôt.  Il a démissionné, vous êtes satisfaits?  

______

* Article 18.2

jeudi 17 novembre 2011

Une défense de provocation pour les Shafia?

Un accusé peut-il diminuer sa responsabilité dans le cas d’un meurtre d’honneur 
en invoquant la provocation comme moyen de défense?

Illustration:  Delf Berg - www.illustrationjuridique.com


Dans un billet précédent, j’ai parlé du fardeau de la preuve de la poursuite lors d'une accusation de meurtre pour expliquer que le meurtre d’honneur n’est pas une notion juridique en droit canadien.  Si la poursuite choisit de prouver qu’il s’est agi d’un meurtre d’honneur, ce sera uniquement pour étayer la thèse d’un mobile.

Maintenant, une autre question peut se poser : Est-ce que les accusés pourraient, en défense, soulever la question de l’honneur familial afin de justifier en partie le crime et diminuer ainsi leur responsabilité?

Je suis d’avis que la réponse sera unanimement non, mais les tribunaux canadiens n’ont pas encore répondu formellement à la question.

La défense de provocation

Dans l’éventualité où les Shafia reconnaîtraient les faits, mais voudraient se prévaloir d’une défense afin d'amenuiser la gravité du geste posé,  le seul moyen de défense qui leur serait offert serait celui de la provocation.   (Il s'agit là d'une hypothèse.  Pour l'instant, ce que nous savons du procès Shafia est que la défense invoque l'accident comme moyen de défense).

Certains moyens de défense nient que le geste blâmable (l’actus reus) a été posé;  d’autres nient plutôt l’état d’esprit blâmable (la mens rea) au moment du crime.

La défense de provocation n’est d’aucune de ces catégories : elle sert de justification partielle, ou d’excuse partielle, uniquement dans le but d’atténuer la responsabilité de l’accusé en démontrant qu’il avait, au moment du meurtre, un état d’esprit moins blâmable.

Je dis au moment du meurtre parce que la défense de provocation n’est offerte qu'à l'encontre d'une accusation de meurtre.  Ainsi, on ne peut invoquer la provocation pour se défendre d’une accusation de voie de fait, de vol, ou d’agression sexuelle.

C’est donc une défense qui n’excuse ni ne justifie totalement le geste.  Elle en diminue la gravité.

Si le jury adhère à la thèse de la provocation comme élément déclencheur du geste fou, l’accusé sera non pas acquitté mais reconnu coupable d’un homicide involontaire plutôt que d’un meurtre.  Pourquoi?  Parce que son élan était en quelque sorte incontrôlable tant il a été provoqué, et qu’il a voulu se défendre contre cette provocation, sans avoir spécifiquement voulu tuer.

Le Code criminel

L’article 232 du Code criminel a codifié la défense de provocation qui existait en Common Law depuis la nuit des temps : 



Certains éléments sont essentiels et ne concordent pas avec des faits qui tendent à prouver la préméditation et le propos délibéré, comme c’est souvent le cas en matière de crime d’honneur : Accès de colère, provocation soudaine, pouvoir de se maîtriser, impulsion du moment, absence de sang-froid.

Ce sont les éléments objectifs de la défense de provocation. L’arrêt Thibert1 de la Cour suprême  a reformulé :    Insulte inattendue, effet imprévu, qui surprend et excite les passions.

Encore une fois, de tels éléments ne coïncident pas avec une preuve convaincante de meurtre prémédité et commis de manière réfléchie.

Dans un arrêt très récent 2, la Cour suprême a établi que la défense de provocation ne pouvait être soulevée par celui qui trouve sa femme au lit avec son amant s’il avait déjà des doutes sur l’infidélité de celle-ci :  l’insulte n’est pas soudaine et la soudaineté est exigée « pour distinguer l’acte motivé par la vengeance de l’acte qui est provoqué ».

La question du crime d’honneur n’a pas été soulevée, ni même nommée, mais l’essentiel de l’arrêt ferme, selon moi, la porte à une défense de provocation causée par le déshonneur.

La preuve au procès Shafia

Si le jury ajoute foi à la preuve circonstancielle présentée par la poursuite au procès des Shafia, il ne pourrait pas accepter une défense de provocation en ce que cette provocation n’aurait pas été inattendue et qu’elle n’aurait pas causé une réaction subite et incontrôlable.

Le crime d’honneur est un crime réfléchi.  Le crime d’honneur comporte un motif, un mobile; il est un mobile, ce qui est tout à fait incompatible avec la défense de provocation.

La culture et la provocation

Si, historiquement, la Common Law avait permis cette défense de provocation pour excuser le comportement colérique de l’homme sauvant son honneur face à une insulte, il me semble évident que le droit canadien n’acceptera pas qu’un homme tue son épouse, sa sœur ou sa fille pour sauver son honneur ou celui de sa famille.

Ceci est tellement vrai que dans l’affaire Sadiqi3, La défense s’est objectée à ce que la Couronne fasse la preuve du crime d’honneur, témoin à l’appui, en arguant que la notion est trop préjudiciable pour l’accusé.  Paradoxalement, Sadiqi admettait avoir tué sa sœur et son fiancé, mais disait les avoir tués en réaction à une provocation: le déshonneur.  C’est donc une défense de crime d’honneur qui a été soulevée, mais qui ne doit pas être nommée.  Complexe.

La Cour d’appel de l’Ontario a accepté d’entendre l’affaire4.  Nous n’en connaissons pas l’issue, donc, mais je continue de croire que les tribunaux canadiens n’accepteront pas que le déshonneur patriarcal soit invoqué à titre de défense de provocation.

La « personne ordinaire » dont parle l’article 232 n’est pas la personne qui tue pour l’honneur en raison de sa culture. L’arrêt Tran2, qui traite longuement du concept de « personne ordinaire » m’apparaît clair sur cette question.  La culture ne justifie pas tout.

1.  R. c.Thibert :  [1996] 1 R.C.S. 37.
2.  R. c. Tran :  [2010] 3 R.C.S. 350.
3.  R. v. Sadiqi (première instance):  2009 CanLII 37350.
4.  R. v. Sadiqi  (Jugement sur Requête pour permission d’appel) :  2011 ONCA 226 (CanLII)



mercredi 12 octobre 2011

Les crimes à caractère sexuel

Historiquement, les infractions d’ordre sexuel étaient considérées comme des atteintes aux bonnes mœurs, et l’agression sexuelle était presque perçue comme une atteinte à la propriété de l’homme, qu'il soit père ou époux.  Les temps ont changé et l’agression sexuelle est désormais un crime contre la personne.

L’agression sexuelle « simple »

Il faut comprendre que l’agression sexuelle est une voie de fait à caractère sexuel.  C'est un toucher non consenti.  Si donc le caractère sexuel du geste n’est pas prouvé, l’accusé pourra tout de même être trouvé coupable de voie de fait. 

·         Peine maximale : 10 ans

L’agression sexuelle armée, causant lésion, accompagnée de menaces ou commise par plus d’une personne

Notons que la Cour suprême du Canada a décidé que la notion de « lésions » comprend les lésions psychologiques.

·         Peine maximale : 15 ans.

·   Si l’arme utilisée est une arme à feu, peine minimale de 5 ans pour une première offense et de 7 ans en cas de récidive. Même peine minimale si l’agression est commise au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle.

L’agression sexuelle grave

C’est l’agression sexuelle lors de laquelle la victime a été blessée, défigurée, mutilée ou sa vie mise en danger.

·         Peine maximale : 25 ans

·         Mêmes peines minimales que pour l’agression sexuelle armée.

Non il n’y a pas de crime de viol au Canada, et cela depuis 1983.  Le viol était un acte de pénétration, et constituait donc en une définition restrictive de l’agression sexuelle qui peut être plus ou moins grave, indépendamment de la notion de pénétration.  Historiquement, le viol a même déjà nécessité, pour constituer un crime, une pénétration accompagnée d’une « émission de semence »   

L’agression sexuelle actuelle englobe toutes les formes de  contacts sexuels sans consentement.

Les contacts sexuels avec un mineur.

Il s’agit de toucher, «à des fins d'ordre sexuel», avec son corps ou un objet, au corps d’un adolescent de moins de 16 ans. Le consentement peut exister, mais il n'est pas valide.  

·         Peine maximale : 10 ans; Peine minimale 45 jours de détention.

L’incitation à avoir des contacts sexuels avec un mineur

Il s’agit pour l’accusé d’avoir invité, engagé ou incité un mineur de moins de 16 ans à le toucher, à se toucher ou à toucher un tiers, que le toucher ait eu effectivement lieu ou pas.  Le crime, c’est l’incitation, pas le contact.

·         Peine maximale : 10 ans; Peine minimale 45 jours.

Les crimes de grossière indécence et d’attentat à la pudeur ont été abolis en 1983 en même temps que le viol, justement parce que le concept d’agression sexuelle est assez large pour les englober.  Lorsqu’on entend parler dans les médias d’accusations de grossière indécence, d’attentant à la pudeur ou de viol, c’est parce que les gestes reprochés ont été commis avant 1983.

L’exploitation sexuelle

C’est le fait, pour un adulte en situation d’autorité, d’avoir des relations sexuelles avec un mineur qui a l'âge de consentir à des activité sexuelles, c'est-à-dire un mineur de 16 ans et plus.

·         Peine maximale : 10 ans; Peine minimale 45 jours.

L’inceste

L’inceste –au sens du droit criminel canadien- est le fait d’avoir des rapports sexuels, même consensuels, avec père ou mère, enfant, frère ou sœur, grand-père ou grand-mère, petit-fils ou petite-fille, demi-frère ou demi-soeur. 

Il faut que des liens de sang existent, et il faut que les accusés aient su au moment des faits qu’ils étaient liés par le sang.

Personne ne peut être condamné pour un inceste subi par menace, contrainte ou emploi de la force.

·       Peine maximale : 15 ans.

***

J’ai omis de traiter des crimes de voyeurisme, d’exhibitionnisme, de bestialité qui parlent d’eux-mêmes et ne nécessitent aucune explication.

J’ai traité du crime de corruption des mœurs, et par la bande du crime de pornographie juvénile,  dans le cadre d’un billet précédent :  Art, maquillage et obscénité.

Le nouveau crime de leurre sur internet fera l’objet d’un billet ultérieur.

mardi 11 octobre 2011

Meurtre d’honneur?

 - Le procès Shafia - 


Le procès pour meurtre prémédité de quatre membres de la famille Shafia débute ce matin à Kingston en Ontario avec la sélection du jury.

Illustration:  Delf Berg - illustrationjuridique.blogspot.com

On a largement parlé du crime d’honneur en lien avec cette affaire où le père, sa seconde épouse et le fils de ce dernier sont soupçonnés d’avoir tué ses trois filles et leur mère, sa première épouse, pour préserver l’honneur de la famille.

Puis on lit, ici et là, qu’il y aura procès pour « crime d’honneur »…

Mais il s’agira strictement d’un procès pour meurtre, et non d'un procès pour meurtre d’honneur, la notion de crime d’honneur n’existant pas en droit criminel canadien.

Tout au plus, la Couronne pourra mettre en preuve cette notion d’honneur de la famille qui aurait été salie à titre de mobile du crime.  Cette idée d’honneur entaché pourra aussi aider la Couronne à faire la preuve du caractère prémédité du meurtre, et de son propos délibéré[1]

Le mobile n’étant pas un élément essentiel du crime, il ne sera pas obligatoire pour la Couronne de prouver qu’il s’est agi d’un crime commis dans ce but de préserver l’honneur de la famille, pas plus qu’elle n’aura à prouver quelque autre mobile.

Les éléments essentiels de l’infraction de meurtre au premier degré, c'est-à-dire les éléments que la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable lors d’une poursuite pour un meurtre au premier sont les suivants :  1) La mort d’un être humain, 2) la mort d’un être humain causée par un acte illégal, 3) un acte illégal commis par l’accusé (l’identité du tueur, est-ce bien celui qui est assis dans le box des accusés), 4) l’intention spécifique de causer la mort ou de causer des blessures que le commettant sait de nature à causer la mort et 5) le geste posé de manière préméditée et de propos délibéré.

Il n’existe donc aucune case pour le mobile parmi les éléments essentiels du crime de meurtre.  Le mobile, s’il y en a un,  fait partie des éléments de preuve circonstancielle que la Couronne peut établir afin de prouver l’intention de tuer, la préméditation, et le propos délibéré.

Si le mobile n’est pas un élément essentiel du crime de meurtre, l’absence de mobile doit toutefois allumer dans l’esprit des jurés une alarme de prudence.  Ceci est tellement vrai que le juge qui instruit le jury doit lui indiquer clairement qu’une absence de mobile est un élément à surmonter pour en arriver à la conviction hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé[2].

C’est donc uniquement dans cette optique que la Couronne pourra mettre en preuve le motif de l’honneur dans le procès Shafia.  Ce sera un élément, parmi d’autres, qui pourra amener le jury à se convaincre hors de tout doute raisonnable de l’intention de tuer.  Se convaincre aussi du caractère prémédité du meurtre, et de son propos délibéré.

Conséquences sur la sentence?

Sur la peine, en matière de meurtre au premier degré, il n’y a pas de discrétion, rien à plaider, rien à prouver.  C’est la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans.

Si toutefois le jury en venait à la conclusion qu’il s’est agi d’un meurtre au deuxième degré, et non d’un meurtre au premier degré, on peut se poser une question :  Est-ce que le juge pourrait utiliser l’honneur, la notion de crime d’honneur, pour diminuer ou, au contraire, pour augmenter la période pendant laquelle les condamnés ne seraient pas admissibles à une libération conditionnelle?

Les notions de circontances aggravantes ou atténuantes sont des notions qui appartiennent au sentencing, à la détemination de la peine, et non à l’infraction et la commission de l’infraction.  On ne parle jamais –sauf dans les tavernes et dans les médias sociaux - de facteurs aggravants, ou de facteurs atténuants, pour décider de la culpabilité ou de l’innocence.  Il s’agit d’éléments que le tribunal considère au moment de décider de la peine.

C’est seulement ici que la question de l’honneur pourrait avoir un intérêt juridique.

Tuer pour l’honneur, est-ce un facteur atténuant, ou aggravant?

Je parierais ma toge qu’aucun juge canadien ne considérera que la volonté de préserver l’honneur de la famille puisse être un facteur atténuant la peine.

Au contraire, certains éléments sont expressément prévus par le code criminel comme constituant une aggravation du crime, et parmi ceux-ci figurent la haine fondée sur le sexe de la victime, les mauvais traitements infligés à l’époux/se ou conjoint/e, les mauvais traitement infligés à des personnes de moins de 18 ans, une infraction qui constitue un abus d’autorité.

M’est avis que, suivant l’état actuel du droit canadien, commettre un crime pour l’honneur –l’honneur patriarcal, l’honneur d’une domination masculine, l’honneur du père mue par une haine des femmes – est plutôt un facteur aggravant.





[1] Car le meurtre au premier degré est un meurtre commis de manière prémédité et de propos délibéré.  La préméditation seule ne suffit pas.

[2] R. c. Proulx, [1992] R.J.Q. 2047, R. c. Hibbert, [2002] 2 R.C.S. 445


-> Aucun commentaire islamophobe ne sera publié.

lundi 19 septembre 2011

Tania Pontbriand et l’étudiant




Tania Pontbriand fait face à trois chefs d’accusation en vertu des articles 153 (1) a), 153 (1) b) et 271 du Code criminel canadien, c’est-à-dire exploitation sexuelle et agression sexuelle.



Son procès est commencé et reprendra le 28 novembre prochain.

Tania Pontbriand est accusée d’exploitation et d’agression sexuelle non pas pour avoir forcé un adolescent à avoir avec elle des relations sexuelles non désirées.  Elle est accusée d’exploitation et d’agression sexuelle pour avoir eu des relations sexuelles consensuelles avec un adolescent alors qu’elle était en situation d’autorité.

J’ai déjà abordé la question dans un billet intitulé « La majorité sexuelle ou l’âge légal du consentement », mais il semble que les notions soient encore bien mal comprises dans la population.

L’âge du consentement sexuel est fixé à 16 ans au Canada.  À 16 ans, un adolescent peut consentir à  des relations sexuelles avec un adulte, quelque soit l’âge de cet adulte, pour autant qu’il n’y ait pas de rapport hiérarchique entre eux, de rapport d’autorité, de rapport de confiance.

À l’époque où Tania Pontbriand a entretenu avec son élève une relation amoureuse –car c’est bien ce dont il s’agit, d’une relation amoureuse, qu’on soit d’accord ou pas, qu’on trouve la dame étrange ou pas; ces deux-là ont eu une liaison amoureuse, les photos sont patentes.   À l’époque où Tania Pontbriand a entretenu avec son élève une relation amoureuse, donc,  l’âge du consentement sexuel était fixé à 14 ans.  Il y a eu depuis lors une modification au Code criminel augmentant à 16 ans l’âge légal pour faire l’amour avec une personne majeure.

Mais cette modification de 14 ans à 16 ans ne change rien dans cette histoire puisque la professeure, suivant la théorie de la poursuite, était en situation d’autorité.

Les tribunaux concluent à une situation d’autorité suivant les circonstances de chaque affaire*.  Ainsi, un voisin n’est pas a priori en situation d’autorité eu égard à un adolescent mais peut le devenir si, par exemple, il a gardé cet enfant, s’il a été son entraîneur etc. 

Par contre, un professeur, un entraîneur, à moins de circonstances exceptionnelles, sera presque toujours considéré comme ayant été en situation d’autorité par rapport à l’adolescent, même si c’est l’été et qu’il n’y a plus d’école*.

Il serait alors difficile, mais pas impossible, que Tania Pontbriand démontre qu’elle n’était pas en situation d’autorité à l’époque des faits reprochés.  Le contexte pourra servir, et le comportement du jeune homme aussi.

Reste alors la question de l’âge.  Mais à l’époque où les faits se sont déroulés, l’âge du consentement sexuel était de 14 ans, et le plaignant dans cette affaire n’avait pas moins de 14 ans, ce qui légitimerait la relation sexuelle, toujours dans l’optique où le rapport d’autorité est évacué.

Même si aujourd’hui la majorité sexuelle est fixée à 16 ans, et que le jeune homme avait 15 ans à l’époque, les lois pénales n'étant pas rétroactives.



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Illustration:  Delf Berg
On se demande sur bien des tribunes si le jeune homme a vraiment pu être traumatisé par cette aventure avec sa professeure.  On y lit que, pour le jeune homme, sa prof n’a pu qu’être un trophée de chasse dont il devrait être fier.  On se demande s’il n’a pas porté plainte pour évacuer sa colère d’avoir été abandonné par son amoureuse.  On se demande si un jeune homme, obligatoirement, doit se sentir victorieux d’avoir réussi à séduire une belle prof d’éducation physique. 

Ces commentaires et questionnements ne me choquent pas.  Ils ne me choqueraient pas plus s’il s’agissait d’une adolescente et d’un prof de 30 ans.  On parle quand même d’une relation qui a duré près de deux ans…  Une rupture, ça fait mal.  Chercher un coupable à sa douleur peut soulager, car la colère fait tellement moins mal que le chagrin.  

Ceci dit, ces commentaires et questionnements sont bien peu pertinents, légalement, à moins que leurs réponses démontrent clairement qu’il n’y avait aucun lien d’autorité entre Tania Pontbriand et le plaignant au moment des faits, malgré son statut d’enseignante.  C’est n’est pas impossible.  Peu probable, mais pas impossible.

Mary-Kay Létourneau et Vili Fualaau
On se souvient de Mary-Kay Létourneau, femme mariée de 34 ans,  qui avait fait la manchette aux États-Unis pour avoir eu des rapports amoureux, et sexuels, avec son élève de 13 ans.  Au Canada, situation d’autorité ou pas, un adulte ne peut pas, et ne pouvait pas à l’époque, coucher avec un jeune de 13 ans.

On se dit assez facilement que cette dame était certainement immature et probablement givrée pour être tombée amoureuse d’un élève de 13 ans.  Quoi qu’il en soit, ils ont eu deux enfants pendant sa détention, et se sont mariés à sa sortie de prison.  Ils ont aujourd'hui 27 et 48 ans, sont toujours ensemble, ce qui donne envie de demander: de quoi nous sommes-nous mêlés, bonnes gens?

Dans une affaire où le point central du litige serait le rapport d’autorité, une affaire comme celle de Mary-Kay Létourneau démontre bien que tout est question de contexte, et qu’on ne devrait pas conclure à un rapport de force, ou à un abus de confiance, dès lors que le protagoniste le plus âgé porte un titre supérieur.

Sentence

En ce qui concerne le crime d'exploitation sexuelle, une peine minimale de 45 jours de prison est prévue.  Une peine minimale implique que le juge n'a pas le pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer.  En cas de condamnation sur le chef d'exploitation sexuelle, donc, Tania Pontbriand ira assurément faire un séjour en prison.

Par contre, s'il n'est plus possible aujourd'hui de bénéficier d'une peine de prison dans la collectivité pour les crimes contre la personne, dont l'agression sexuelle, cette règle n'existait pas à l'époque et Tania Pontbriand bénéficiera du principe de non rétroactivité des lois pénales.

Aussi, je vois mal comment Tania Pontbriand pourrait être déclarée coupable à la fois sur les chefs d'accusation d'exploitation sexuelle et sur les chefs d'accusation d'agression sexuelle, puisqu'on ne peut pas être condamné doublement pour les mêmes gestes.

Toujours dans l'éventualité d'une condamnation, je lui souhaite donc celle de l'agression sexuelle (et un retrait des accusations sur les chefs d'exploitation sexuelle), afin qu'elle puisse éviter les 45 jours à la prison Tanguay, et bénéficier d'une peine de prison en société. 

jeudi 8 septembre 2011

La délation

Le baiser de Judas

Sous mes yeux, le Petit Larousse illustré 2011.  « Délation :  Dénonciation intéressée et méprisable ».


Dans « Vocabulaire juridique » de Gérard Cornu, à l’entrée « délation » on lit « Dénonciation méprisable et honteuse ».

Sur Wikipédia, au mot « délation » :

Tournée contre un individu ou un groupe d'individus la délation est faite par un délateur, individu ou groupe de personnes, pour son gain propre (s'enrichir et accaparer les biens d'autrui) ou pour lui nuire de manière malveillante (jalousie, envie, haine). Le délateur peut être rémunéré par un pouvoir qui cherche à obtenir des renseignements contre ses adversaires ou ses ennemis.
C'est une forme de trahison et d'opportunisme que l'on retrouve de manière récurrente dans l'histoire et dans grand nombre de civilisations au travers l'image de l'usurpateur romain et ses espions (agent secret). Du point de vue de la stratégie, elle appartient aux modes de corruption. Elle peut également se manifester sous forme de faux témoignage ou de calomnie .

On apprenait cette semaine que l’ex Hells Angels Dayle Fredette a retourné sa veste et décidé de vendre ses « frères », ses ex « frères » en fait, en devenant délateur.  Il aura certainement signé un contrat lucratif en vue de son témoignage, ou il le fera prochainement.

Les délateurs font partie d’une classe de témoins qu’on appelle « Témoin taré ».  Péjoratif, certes, mais à la mesure du type d’individu qu’on affuble de ce vocable.  L’expression « témoin taré » n’est pas une insulte, un gros mot produit par les langues sales des avocats de la défense, c’est une expression juridique consacrée, un concept légal. 

Une toute petite citation pour illustrer, alors que c’est la Couronne elle-même qui annonce au jury qu’elle va appeler à la barre des témoins tarés :

Avant de commencer sa preuve le substitut a prévenu le jury que Gillet et Ouellette qu'il allait citer à la barre étaient des témoins tarés: ils avaient auparavant commis d'autres vols à main armée.  Cela fut mis en preuve, et, dans sa plaidoirie, le substitut proposa au jury que, même si Gillet et Ouellette étaient des témoins tarés, ils avaient en l'espèce dit la vérité[1].
Aujourd’hui toutefois, on entend frémir lorsque nous utilisons, en défense, l’expression « témoins tarés », et encore plus quand il s’agit de délateurs.  Pourquoi?  Parce que nous devrions dire, désormais, « témoins repentis ». 

En effet, pour signer un contrat de délation, les délateurs doivent être des gens repentis.  C’est ainsi qu’on se convainc, d’une part, qu’on n’est pas en train de pactiser avec Satan et, d’autre part, que le témoignage aura un air de vraisemblance.

Ces témoins ont commis des crimes, et parfois ils en commettent encore alors qu’ils travaillent pour l’État[2].  Ils ont été les complices des accusés, ou simplement des connaissances, et pour des motifs obliques, ils décident un jour de trahir des gens, certains qu’ils connaissent bien, d’autres qu’ils ne connaissent pas du tout.

À mon avis, ces témoins que la Cour suprême a qualifiés de « nécessité inévitable »[3] déconsidèrent bien trop souvent l’administration de la justice.  Sans nier qu’ils puissent parfois représenter un mal nécessaire dans une enquête policière qui piétine, ces témoins font peur.

Qu’ils aient ou non passé le test polygraphique, car on le leur fait passer avant de les couvrir de bijoux, il m’apparaît le plus souvent inacceptable que l’État transige avec ce type d’individus qui, en bout de ligne, prennent la boîte des témoins pour faire porter à d’autres des crimes qu’ils ont eux-mêmes commis.

Oui, c’est ce que font les délateurs.  Ils accusent des gens de leurs propres crimes.

Ce sont des êtres amoraux, malicieux, qui n’ont quasiment aucune crédibilité, si ce n’est vraiment aucune, et qui ont, pour la plupart, des yeux de psychopathes, ou un regard de demeurés.

Il faut voir et entendre Stéphane Godasse Gagné raconter une séance d’étranglement.  Ses yeux brillent.  Il faut voir Dary Bolduc, célèbre délateur de Chicoutimi, témoigner contre ses anciennes idoles, regard de poisson mort, en mentant effrontément à la Cour.

J’étais nouvellement avocate de la défense lorsque j’ai vu témoigner Dary Bolduc.  Il mentait.  Il mentait à la Cour après avoir prêté serment.  Nous savions tous qu’il mentait, tant en défense que du côté de la poursuite.  Il se parjurait, et mentait, et se parjurait, et mentait.

Après un ajournement, il est venu avouer au juge « ce matin j’ai menti ».  Une plainte privée a été portée contre lui, pour parjure[4].  Il fallait bien que quelqu’un le fasse.  Un juge a autorisé cette plainte, et le ministère public, tel que prévu par le Code criminel, a alors pris le dossier en main et….  a arrêté les procédures. 

Le délateur est resté impuni pour son parjure.  Et les accusés dans cette cause où il était le témoin vedette et où le mandat d’écoute électronique qui a permis l’arrestation des accusés reposait essentiellement sur les paroles de cet homme sans qualités[5], les accusés, donc, sont tous allés passer quelques années en prison. Grâce à ce témoin taré, parjure, et menteur.


Je termine avec un extrait d'un texte de Pierre Foglia Publié dans La Presse du 12 mai 2005.  Le titre de son texte?  Ignoble chose.
La délation est au coeur de toutes les saloperies de l'histoire, les rafles de juifs dans les pays envahis par l'Allemagne, le maccarthisme. Chez Hitler comme chez Staline, on apprend aux enfants à dénoncer leurs parents. Tous les systèmes totalitaires reposent sur la délation. Castro ne tient encore debout que par la délation. 
    Mais le voisin qui martyrise ses enfants ? Et celui qui bat sa femme ? Et le pédophile ? Et le terroriste ? Vous allez toujours au particulier pour ne pas avoir à dealer avec le général. On ne dénonce pas. On ne dénonce pas un voleur, un revendeur de drogue, un fraudeur, l'auteur d'un hold-up. Un immigré. Un collègue qui vole l'entreprise, un parent qui vole l'État. On ne dénonce pas un voisin qui fait pousser du pot. On ne dénonce pas un plombier qui travaille au noir. 
    On ne dénonce pas, c'est tout.



[2] Délateur Carl Tanguay, dossier Affusion, Rivière-du-Loup
[4] C’est peu connu, mais les citoyens ont la possibilité de déposer une plainte privée lorsque l’État ne le fait pas.
[5] Titre volé à Robert Musil