jeudi 31 mars 2016

«Ce dont on ne peut parler, il faut le taire»



Deuxième et dernier billet sur le procès Ghomeshi

On dit bien des choses.

On dit surtout que Justice n'a pas été rendue -on parle ici de la Justice pure, la justice kantienne, celle à laquelle un système de justice tend à accéder.

Énonçant que Justice n'a pas été rendue, on insinue que l'accusé était coupable. Que Justice eut été rendue si et seulement si condamnation avait été obtenue.


C'est très commun comme réaction. En matière criminelle, il est rarissime que la population se réjouisse d'un acquittement ou d'un arrêt des procédures.

Le pattern est sempiternellement le même: quand un accusé est coupable, justice est rendue; quand un accusé est acquitté, il faut changer le système, éliminer les procès devant jury, abolir les textes législatifs de protections des droits fondamentaux et tutti quanti puisque, évidemment, justice n'a pas été rendue.

La saga du procès Turcotte est patente: après son premier procès, il fallait abolir le système de jury au Canada; après son second procès, le système de jury fonctionnait à ravir.

Je le perçois dans ma pratique quotidienne. En 15 ans de métier, et quelques dossiers médiatisés, j'ai eu un seul client qui suscitait la sympathie générale du public.  Mes autres clients-es sont des parias, toujours. Ils sont coupables avant procès et justice n'est jamais rendue si le système, pour une raison ou une autre, les libère.



Le postulat de base étant que l'accusé est coupable, même pour le bien-pensant (le mouton de Nietzsche), il est cohérent de conclure que justice n'est pas rendue lorsqu'il est acquitté.

Ce qui me fatigue et me tracasse, c'est cette position de soi comme être-qui-sait. Je le sais coupable, nous le savons coupable, alors même que preuve n'a pas été faite de cette culpabilité. La personne qui déclare se pose en narrateur omniscient qui connait le Vrai avant même que la fin du roman approche. Avant même que le procès débute devrais-je dire. Dit plus durement, la personne qui déclare se prend pour Dieu.

Le système de droit pénal n'est pas la justice au sens moral: il tend vers elle. Il se crée, se façonne, se modifie et s'exécute de manière à tendre vers une Justice pure.

La justice est une vertu, c'est la vertu première des institutions sociales, de la même manière que la vérité est la vertu première des systèmes de pensée[1].




Bienheureux sont ceux qui savent que justice est rendue ou qu'elle ne l'est pas. Nous les reverrons au paradis.

Le procès de Ghomesi est un procès comme les autres

Comme dans n'importe quel procès, la crédibilité des témoins a été testée. On n'a pas fait le procès des plaignantes.  Et quand on se fait dire que le procès Ghomeshi fut celui des plaignantes, ou que tous les procès d'agression sexuelle se transforment en procès de victimes, on comprend une chose très claire: notre interlocuteur n'a jamais assisté à un procès.

Partant de la prémisse que les procès d'agression sexuelle sont dénaturés, on cherche à en modifier les règles, des règles qu'on ne connait pas et qu'on ne comprend pas, en prenant en exemple les modifications législatives que le Code criminel et la common law ont subi au fil des ans.

C'est là ne pas distinguer une question de droit d'une question de fait: le procès de Ghomeshi n'est pas un procès où des questions de droit se sont posées, c'est un procès qui a reposé exclusivement sur la crédibilité des témoins.

Malgré cette évidence, on maintient qu'il faudrait changer les règles pour les procès d'agression sexuelle car elles sont misogynes.

Or, encore une fois, le jugement Ghomeshi n'est pas fondé sur une loi misogyne ou sur des règles de preuves discriminatoires, C'est un procès de faits et de crédibilité.

 Quelques images...

de lois anciennes

 «j'acquitte l'accusé parce que l'époux de peut pas violer sa femme».

«j'acquitte l'accusé parce qu'il n'y a pas eu pénétration»


         des règles de preuve anciennes

 «j'acquitte l'accusé parce que dénonciation a été faite tardivement»

«j'acquitte l'accusé parce que le témoignage de madame n'est pas corroboré»


 «j'acquitte l'accusé parce madame a eu plusieurs amants alors il est logique de penser que l'accusé a cru qu'elle était consentente»

...

Il s'agit là de ratio decidendi - ficitifs- basés sur d'anciennes dispositions et d'anciennes règles de preuve à l'époque d'une vielle common law phallocentrique.



Le ratio decidendi dans Ghomeshi ne concerne que les faits mis en preuve, et l'évaluation de la crédibilité des témoins. «J'acquitte l'accusé parce que je ne peux pas ajouter foi aux témoignages des plaignantes».


Alors même dans une optique féministe, il n'y a rien dans ce jugement qui puisse soutenir  un nécessité de changement législatif.
è Sauf si on est d'avis que les témoignages des plaignantes en matière d'agression sexuelle devraient être traitées différemment, et par là on entend qu'en matière d'agression sexuelle, les plaignantes devraient être crues sans même avoir besoin de témoigner.
 
le procès des plaignantes

Je le réitère, toutes les personnes qui prétendent que le procès Ghomeshi a été celui des plaignantes n'ont jamais assisté à un procès de leur vie.

Un procès criminel peut donner au profane, et c'est normal, l'impression qu'on fait le procès de la pathologiste, du psychiatre légiste, de la policière, du technicien en scène de crime, de la reconstitutionniste d'accident, de l'expert en projection de sang, de la criminologue, du voisin témoin visuel, etcetera jusqu'à l'infini.

J'ai lu cette semaine un texte de Michel Seymour publié ici, un Michel Seymour que je respecte, mais dont les propos populaires m'ont déçue autant qu'ils m'ont exaspérée.


Et il me vient l'envie de commenter, en rouge et en italique...

En dépit des nombreux témoignages recueillis (qui ont tous révélés contradictions et faussetés) contre Jian Ghomeshi, celui-ci a été innocenté des accusations qui étaient portées contre lui.

Le message que cela envoie est clair (La fonction de juge n'est pas d'envoyer des messages): mesdames, même lorsque l'individu perd la boule, se comporte comme un sadique, vous violente, le fait sans consentement et le fait systématiquement à de très nombreuses
femmes (postulat que l'accusé était coupable), il vous sera très difficile, malgré de nombreux témoignages qui corroborent le vôtre (la corroboration n'est plus obligatoires depuis de décennies et la proposition est erronée sur plusieurs plans: les témoignages se contredisaient entre eux et les portions identiques semblaient relever de la collusion. Il n'y avait donc pas de réelle corroboration), de gagner votre cause (l'état n'a pas de cause à gagner. Si les victimes d'agression sexuelle veulent gagner une cause, elle doivent emprunter la voie du droit civil) si l'individu est connu, a de l'argent et se paye un avocat talentueux, (Que de préjugés! Comme si les gens pauvres n'avaient pas accès à des avocats compétents de l'aide juridique ou qui acceptent des mandat d'aide juridique).  surtout si vous avez des oublis (des oublis ne sont jamais fatals dans un procès, sauf quand le témoignage est un oubli entier), qu'il vous fait accepter des relations sexuelles «hard» (encore la prémisse de la culpabilité) avant et qu'il suscite malgré tout votre sympathie après vous avoir humiliée de la sorte. Car il peut s'agir d'un individu qui conserve vos courriels (je ne crois pas que cela a été rééellement écrit, je dois rêver) et qui peut s'en servir comme élément de «preuve» contre vous pour semer le doute au sein d'un jury (c'était un procès devant juge seul et non devant jury).
Le plus choquant est que ce qui a innocenté Jian Ghomeshi, c'est justement ce qui contribue à prouver qu'il est coupable. (Permettez-moi de rester sans voix)
Nous savons tous que l'homme a eu des comportements odieux (vraiment? vous l'avez vu? vous l'avez entendu? Vous l'avez embrassé? Veut-on vraiment des procès fondés sur des racontars. Et je vais rajouter: heureusement que les juges ne savent pas tout ce qui pullule dans la rumeur publique avant un procès). Les témoignages des victimes (et non seulement de celles qui ont engagé des poursuites) ne laissent pas de place au doute (est-ce que le professeur Seymour a lu les déclarations faites à la police, les courriels échangées entre les plaignantes et entendu les témoignages à la Cour? Car pour se poser en juge, il faut minimalement avoir pris connaissance de la preuve il me semble.). Mais les courriels échangés avant et après ne donnent-ils pas les motifs d'un doute raisonnable?  Sans doute que oui, mais la question se retourne aussi contre l'accusé : pourquoi a-t-il soigneusement chercher à obtenir un accord préalable écrit et des sympathies ultérieures également écrites? (C'est où dans la preuve qu'on apprend qu'il a cherché ça?) Et pourquoi a-t-il conservé ces très vieux courriels? (Je conserve tous mes courriels) N'est-ce pas justement parce que lui-même se savait coupable de pratiquer ce qui pourrait être qualifié d'agression sexuelle?  
C'est vraiment dans cette optique qu'on veut changer des règles de preuve? Madame la juge, l'accusé qui garde un courriel -ou un billet d'avion tiens- était certainement en train de préparer sa défense, donc il est coupable. Self-serving evidence nouvelle vague. Le saut théorique est vertigineux, surtout de la part d'un philosophe. Déception.
Au sadisme de premier degré, il faut maintenant ajouter un sadisme de deuxième degré, ou «méta-sadisme». Il s'agit d'un sadisme déployé par un être machiavélique qui a trouvé le moyen de prendre en défaut ses proies au cas où, d'aventure, celles-ci oseraient le poursuivre en justice (Je suis ici rendue à la phase où je ris, désespérée).
Est-ce que les plaignantes ont raté leur coup? Sans doute.
Menti, oublié, comploté? Sans doute. (euh…)
Est-ce que la poursuite a été bancale? Oui.
Est-ce qu'un psychologue aurait dû être invité à témoigner pour expliquer lespatterns de comportement des femmes victimes d'agressions sexuelles? Oui.

Est-ce que si j'avais été un juré dans cette affaire, j'aurais été obligé d'innocenter l'accusé? Sans doute.
Alors? Alors le gars est quand même coupable et il faut impérativement trouver un autre moyen de le condamner? Réalisez vous les enjeux théorique, le sens profond de vos propos?
Quand on se fâche et que l'on crie à l'injustice, ce n'est pas nécessairement parce que l'on croit que le juge a erré ou que l'on veut lever la présomption d'innocence, ou parce que l'on a des préjugés. C'est parce que JUSTICE N'A PAS ÉTÉ FAITE!
On revient à Kant et la l'impossible pureté. 
Le système judiciaire n'est pas encore instruit et habilité pour tenir compte de la psychologie de comportement des victimes.
Proposition absolument erronée.  Je pense spontanément à l'arrêt D.D de la Cour suprême qui a statué en 2000 qu'en matière d'agression sexuelle, un juge ou un jury peut tout à fait comprendre, et accepter sans preuve d'expert, qu'une victime peut mettre des années à dénoncer.
Même le juge dans Ghomeshi a expliqué qu'il aurait été tout à fait en mesure de comprendre qu'une victime reprenne contact avec son agresseur et qu'elle ait initialement le réflexe de cacher cet éléments aux autorités. Par gêne, par peur, ou pour toute autre raison liée à une sensibilité intime. Ce qu'il n'a pas cru, ce sont les réponses du type: ah je ne l'avais jamais dit parce que je ne m'en souvenais plus ou parce que je ne savais pas que c'était pertinent.
Après tout, les juges ne sont pas des êtres impartiaux qui se seraient par miracle affranchis de tous les préjugés sociaux et qui seraient immunisés contre la culture du viol. Considérez, par exemple, les énoncés suivants :
«Comme on dit, toute règle est faite, comme une femme, pour être violée.» - Juge Denys Dionne. 
«Les facteurs atténuants sont le fait que l'accusé n'ait pas eu de relations sexuelles normales et complètes avec la victime, c'est-à-dire des relations sexuelles vaginales, pour être plus précis, de sorte que celle-ci puisse préserver sa virginité, ce qui semble être une valeur très importante dans leurs religions respectives. On peut donc dire que, d'une certaine façon et à cet égard, l'accusé a ménagé la victime.» - Juge Raymonde Verreault, à propos d'un homme jugé coupable d'avoir sodomisé pendant plusieurs années une fillette de moins de 10 ans.
«Why didn't you just sink your bottom down into the basin so he couldn't penetrate you? (...) Why couldn't you just keep your knees together?» - Juge Robin Camp.
«We must fight against the stereotype that all sexual assault complaints are truthful» - Juge William Horkins. (Dieu soit loué)

(Je dois comprendre que ces trois énormités crasses - vous avez oublié le juge Jean Bienvenu qui a été destitué- sont pour vous représentatives du monde juridique et de la magistrature?)
Je ne cesse d'être étonné par le conservatisme qui règne parfois dans les facultés de droit. On ne semble pas comprendre que le droit peut évoluer, s'améliorer, se transformer en fonction d'une meilleure compréhension des réalités tangibles de la société. 
(Vous lisez régulièrement des jugements et des arrêts Prof Seymour? Quelles sont vos sources de réflexion hormis les grands médias?)
Il y a enfin aussi ceci. Imaginez qu'une personne soit vraiment agressée sexuellement. Imaginez vous dans la peau de cette personne. Elle a vu son agresseur. Il l'a bel et bien agressée, mais la personne n'a pas de preuve, autre que son témoignage (Le témoignage est amplement suffisant dans la majorité des cas). Le violeur sera innocenté si aucune preuve n'a pu être fournie de sa culpabilité (Diantre! heureusement qu'il y a acquittement quand il n'y a pas de preuve!), surtout si la défense parvient à faire naître un doute raisonnable. Mais est-il coupable?
(Réclamez-vous vraiment un retour aux pendaisons publiques sans procès ou vous de réalisez pas bien le portée de vos propos?  
Si le système judiciaire a des failles, et bien sûr qu'il en a, j'aurais espéré des suggestions du type une moins grande publicité des procès de crimes sexuels, une meilleure formation des policiers pour les entrevues initiales, une meilleure éducation des gars -et de certaines filles- qui ont le cerveau en forme de culture du viol… )
Dans le scénario considéré, oui, il l'est! Or, les huit femmes qui l'ont ouvertement accusé (combien d'autres se sont tues?) fournissent des témoignages qui se corroborent les uns les autres (non). Ces témoignages offrent au citoyen une sorte d'accès privilégié, semblable à la situation dans laquelle se trouverait une telle victime (Les citoyens ont lu les déclarations et entendu les témoignages? Non. Ils se sont fait une idée à partir de la clâmeur publique, comme vous).
Alors, permettez-nous de sortir du cadre juridique très étroit dans lequel certains voudraient nous enfermer pour crier à l'injustice!
Je vais vous laisser le dernier cri.

***
Il y a de grandes philosophes du droit au Québec. J'attends leurs textes impatiemment. Sans vouloir lui mettre de pression, j'attends un texte de Dominique Leydet...  et, en attendant, je ne lis plus rien.
Je ne lis plus rien, mais j'invite quiconque s'intéresse au droit criminel et aux droits fondamentaux de la personne à écouter en entrevue l'avocate de Ghomeshi,Marie Henein.
Le passage le plus percutant est celui où elle distingue -ou pas- l'opinion émotive sur la twittosphère et l'opinion émotive du politicien.
Personnellement, ce sont les opinions émotives des philosophes qui me font le plus de peine.







[1] Paraphrase libre de Rawls

samedi 26 mars 2016

L'avocate, le violeur, ses maitresses et son acquittement


C'est évidemment une question de perception et de déformation (ou de paranoïa) professionnelle, mais ce que j'ai trouvé le plus misogyne dans la foulée du procès Ghomeshi, ce sont les commentaires pervers concernant son avocate. 


Indécrottablement pervers.



Parce que c'est une femme, elle n'a ni le droit d'être compétente, ni le droit d'être travaillante, et encore moins le droit d'être riche.  C'est une requine, une terreur, une amorale, une salope, une personne intimidante, j'en passe et j'en oublie. Mais plus crasse encore, elle n'a pas le droit de faire son travail d'avocate de la défense et de contre-interroger des plaignantes dans un procès criminel.

Je n'ai jamais lu pareilles constatations sur un avocat - sans E- de la défense, même pas dans O.J Simpson ou dans Turcotte où l'on critiquait pourtant beaucoup le fait que l'accusé avait eu droit à un procureur compétent. 


C'était une introduction.

Un procès d'agression sexuelle, comme n'importe quel procès, dans notre système contradictoire qu'est celui de la Common Law, c'est un lieu où s'affrontent deux positions devant un juge neutre. Neutre au sens où il ne participe pas à l'enquête préalable. Neutre au sens où il reçoit les informations mises en preuve au fur et à mesure qu'elles sont produites. 

Ce système, même en tentant d'être le moins chauvine possible, fonctionne bien. Il fonctionne bien mieux, et là je serai inévitablement chauvine, que celui de la procédure inquisitoire (on dit aussi accusatoire, c'est un euphémisme).

En France, le juge d'instruction peut forcer un accusé à lui parler. Donc à s'incriminer. Il peut même l'amener dans son bureau pour y arriver. Et allez savoir ce qui se passe dans ce bureau... 


(Parenthèse: les pires cas d'erreurs judiciaires sont tributaires d'auto-incrimination erronée. Je pense spontanément au jeune Simon Marshall au Québec, et à toute la saga Steve Avery qui a fait naître le douloureux documentaire Making a murderer)


En Common Law, depuis la Magna Carta pour prendre ce point d'ancrage déterminant, il existe une chose qui s'appelle le droit à un procès juste et équitable.  Intimement liés à ce droit: le droit de garder le silence et le droit de ne pas s'incriminer. Le premier concerne plutôt l'étape de l'enquête policière, le second concerne plutôt le procès. nemo tenetur seipsum accusare. Il tire son origine du dégoût provoqué par les formes d'interrogatoires pratiqués par les tribunaux ecclésiastiques, de la torture jusqu'aux aveux.

L'individu pris dans un rapport de force avec l'État dispose désormais de garanties juridiques qui le prémunissent contre le pouvoir démesuré de l'État.

Cet individu, pris dans un rapport de force avec l'État, c'est l'accusé.

Les plaignantes, ou les victimes si le crime a été commis, sont des témoins. Elles aident le procureur de l'État à faire la preuve de la culpabilité d'un accusé hors de tout doute raisonnable par leur témoignage. Elles n'ont pas besoin d'être représentées par avocats puisqu'elles sont des témoins de l'État. Si la plaignante regrette d'avoir porté plainte auprès de la police et qu'elle ne souhaite plus de poursuite contre l'accusé, sa demande peut ne pas être considérée, puisque le poursuivant, c'est l'État.

Les plaignantes en matière d'agression sexuelle, comme n'importe quel plaignant en common law, n'ont donc pas ce fardeau (monétaire) de se faire représenter par avocat et de prouver quoi que ce soit (comme c'est le cas de la partie civile en France). Une victime de violence conjugale qui a peur et décide de retourner dans le cycle de la violence peut tout de même recevoir de l'aide puisque le ministère public peut maintenir l'accusation contre le mari violent.

Au procès, l'accusé, celui qui est pris dans un rapport de force avec l'État, en plus de bénéficier du droit d'être présumé innocent et du droit de garder le silence, a le droit à un procès juste et à une défense pleine et entière. 

Ce dernier emporte le droit de poser des questions aux témoins de la partie adverse, c'est-à-dire aux témoins de l'État.

Si on élimine toutes ces garanties, on se retrouve en plein despotisme.

Dans un procès pour agression sexuelle, tout est plus complexe. D'abord parce qu'il n'y a bien souvent qu'une preuve testimoniale, c'est à-dire la parole d'une personne sans preuve matérielle, ensuite parce que le crime allégué touche à l'intimité la plus profonde de la plaignante, à sa dignité comme femme, ou comme homme moins souvent.

Il demeure que, même en essayant de retourner la chose de toutes les manières et d'être imaginatif, il faut un procès, ou une certaine forme de procès. On ne peut pas pendre des gens sans audition. On l'a trop fait au moyen-âge et ça n'a pas été salutaire.

Je ne connais pas la justice transformatrice, mais de ce que j'en comprends, elle fonctionne à condition que l'accusé reconnaisse ses torts. Elle fonctionne donc à condition que l'accusé plaide coupable, pour faire le parallèle avec des notions que je connais. Ce texte de la Ligue des droits et libertés peut être éclairant.

Or, un accusé, une accusée, peut toujours nier. C'est son droit. Il peut même nier en bloc au point de vouloir démontrer qu'il n'était pas là au moment des faits reprochés, qu'il se trouvait au Japon tiens.

Jian Ghomeshi a plaidé non coupable. C'est dire qu'il prétend n'être pas coupable des gestes que l'État lui reproche. Comme tout autre accusé, c'est son droit.  Et quand j'entends qu'un accusé en matière d'agression sexuelle devrait être privé de ce droit, qu'il devrait se trouver devant une obligation légale de reconnaître qu'il a commis un crime, j'ai très peur.

Aussi peur que lorsque j'entends qu'en matière d'agression sexuelle, la plaignante devrait toujours, mais vraiment toujours, être crue.  Chaque fois que j'entends cette proposition, j'ai envie de répondre par une invitation: Allez vous asseoir une semaine dans une salle d'audience du palais de justice de St-Jérôme, et on en reparlera.

Et qu'on me comprenne bien: je ne dis pas que les fausses plaintes en matière d'agression sexuelle sont fréquentes. Je dis qu'elles existent.

Ce qui existe aussi, et cela beaucoup plus fréquemment, c'est une plainte d'agression sexuelle dans un contexte de dispute amoureuse qui se termine par une plaignante qui supplie la poursuite de laisser tomber l'accusation, qui supplie même l'avocate de son client de faire tout ce qui est en son pouvoir pour que les conditions de remise en liberté soient annulées afin qu'ils puissent se revoir. «Oui oui il m'a touché le sein pendant la dispute, mais non non non je ne l'ai pas vraiment vécu comme une agression sexuelle, j'étais juste fâchée».


Or, contrairement au mythe qui circule encore, on ne lésine pas avec la violence domestique et la violence sexuelle. Habituellement, l'accusé comparaît détenu et ressort (s'il ressort) contraint de respecter de nombreuses conditions, dont celle de ne pas contacter la plaignante évidemment. Alors... On fait quoi quand ils veulent revivre ensemble? On fait quoi quand ils font fi de ces conditions, qu'ils se voient, et qu'ils font un bébé?

Ce sont des situations comme celle-là qui expliquent, en partie, le nombre impressionnant de retraits des accusations en matière d'agression sexuelle comme on le constate dans les chiffres produits ici.


On remarquera tout de même de ces chiffres que les condamnations sont beaucoup plus fréquentes que les acquittements. Il serait peut-être important de le garder à l'esprit et d'en faire part aux victimes.

Mais pour revenir à Ghomeshi et à la question que son procès a soulevée: est-ce que les victimes d'agression sexuelle auront davantage de craintes face au système de justice?

J'espère que non.

Mais on ne peut pas priver un accusé de ses droits et le condamner dès lors que des accusations sont portées au motif que des éventuelles plaignantes pourraient avoir peur du système. Dire le contraire, c'est un plaidoyer en faveur d'un retour à un système de justice pénale totalitaire. 

Et si ce procès burlesque a eu pour effet de décourager des victimes, il y a deux conclusions qui s'imposent. La première: ce procès n'aurait dû jamais avoir lieu. On ne fait pas un procès avec trois témoins non crédibles. La seconde: il faut cesser de véhiculer des mythes concernant les procès d'agression sexuelle, mythes que ce procès a participé à perpétuer en raison de toute la désinformation qui l'a entouré.

Premier mythe, l'accusé est presque toujours acquitté. Faux, les chiffres produits plus haut démontrent clairement l'inverse.

Second mythe, on fait le procès des victimes. Faux. On fait le procès de l'accusé, la plaignante est un témoin et on la questionne. Ne pas le faire équivaudrait à condamner sans preuve.

Troisième mythe, le témoignage de la plaignante doit être corroboré par une preuve indépendante. Faux. Il est révolu depuis longtemps ce temps où les femmes, parce que femmes, n'étaient pas crues à moins d'être corroborées.

Quatrième mythe, la plaignante sera questionnée sur sa réputation sexuelle. Faux. Cette pratique ancestrale est illégale.

Cinquième mythe, la plaignante sera questionnée sur son passé sexuel. Faux. Cette pratique est illégale à moins d'avoir convaincu le juge préalablement que ce sujet est pertinent et que le droit à une défense pleine et entière en dépend.

Il faut impérativement cesser de dire aux victimes d'agression sexuelle que si elles ont eu plusieurs amants ou si elles ont subi deux avortements, leur crédibilité sera mise à mal. C'est faux, faux, faux. Il est même illégal d'aborder ces sujets.


Sixième mythe, tous les dossiers médicaux, psychiatriques, personnels, y compris les journaux intimes de la plaignante seront étalés au grand jour. Faux. Ces documents ne seront même pas divulgués à la défense, encore une fois à moins d'avoir convaincu le juge préalablement que ce sujet est pertinent et que le droit à une défense pleine et entière en dépend. Exemple... L'accusé sait que la plaignante a dit à son psy qu'elle n'a jamais été agressée mais qu'elle l'accuse par vengeance. L'accusé aurait alors droit de recevoir les notes du psy et de questionner la plaignante sur les propos qu'elle a tenus.

Septième mythe, la plaignante est seule au monde. Faux. La plaignante est accompagnée et entourée. Par la procureure de la poursuite, par l'enquêtrice au dossier ou un autre policier, par les employées des calacs, par ses proches si elle le souhaite et ce pendant tout le processus judiciaire.

Je veux bien qu'on en veuille au système, au bandit et à son avocate, mais il faudrait aussi veiller à ne pas désinformer, surtout lorsque l'on prétend chérir le courage des victimes de dénoncer.

***

Le procès de Jian Ghomeshi est un désastre, il est d'autant plus désastreux qu'il a peut-être découragé des victimes à porter plainte alors qu'elles avaient déjà une confiance ténue envers le système de justice.

La faute à qui? La faute au procès lui-même qui n'aurait jamais dû se tenir avec ce qu'on sait désormais de la preuve, c'est-à-dire ce que la Couronne et la police auraient dû savoir avant de porter des accusations.

Mais ce n'est ni la faute du système, ni de l'avocate de Ghomeshi, ni la faute de la Charte des droits ou de la Déclaration universelle des droits. C'est simplement la faute de ce procès très particulier.


Eleanor Roosevelt, rédactrice de la Déclaration universelle

L'avis selon lequel l'accusé aurait dû témoigner, l'avis selon lequel le juge aurait dû soupeser les deux versions, l'avis selon lequel ce sont les victimes qui auraient dû être poursuivantes et non l'État, l'avis selon lequel le fardeau de preuve (hors de tout doute raisonnable) est trop lourd en matière criminelle; tous ces avis mènent à une seule solution sensée: les trois plaignantes auraient dû poursuivre Ghomeshi au civil.

En matière criminelle, la procédure est fondée sur les droits fondamentaux garantis par la Charte.

Rien ne justifie qu'on modifie les règles de preuve dans les dossiers d'infractions d'ordre sexuel, d'autant plus que les stigmates qui se rattachent aux déclarations de culpabilité pour agression sexuelle sont des pires qui soient, et on le comprend.

Veut-on vraiment vivre dans un système où des accusés sont condamnés, parfois jetés en prison pendant des années, sur la base de témoignages qui n'ont ni queue ni tête? 

Avez-vous lu le jugement?


(Parenthèse: Je n'arrive même pas à comprendre ce qui a pu se passer dans la tête du ministère public qui a choisi de ne pas faire entendre d'expert pour expliquer le comportement et les sentiments des trois plaignantes qui ont eu des contacts avec l'accusé après les faits. Une telle situation peut certes s'inscrire dans une dynamique de peur, de violence; une telle situation peut certes révéler un syndrome de soumission, mais il faut impérativement que ce soit expliqué. Un juge ne peut pas tout décider sans qu'une preuve scientifique soit faite.)


J'ai envie de proposer un jeu. Imaginez que l'accusé est votre fils, votre chum, votre père.

Et pas le droit de dire «non ça ne pourrait pas être lui l'accusé», parce que vous faites fausse route: oui ça pourrait être lui. Personne n'est à l'abri d'une accusation criminelle, fondée ou non.  

Donc, ton chum disons. Et dans le plus profond de ton coeur, tu ne crois pas qu'il a agressé sexuellement une femme, et encore moins qu'il a eu l'intention d'agresser sexuellement une femme.

Tu assistes au procès, pour le soutenir, et les trois témoins non seulement mentent et se contredisent elles-mêmes et entre elles, mais elles démontrent qu'elles ont voulu former un «team» pour «détruire» ton chum.

C'est un jeu simpliste, mais ça illustre bien la nécessité de préserver des règles de preuve en matière criminelle axées sur les droits fondamentaux.