jeudi 23 août 2012

Mon cher patron, «le beau juge Beauregard»


Le 14 juillet 2012, l’honorable Marc Beauregard, celui que toutes les secrétaires, les greffières et les recherchistes de la Cour d’appel appellent «le beau juge Beauregard» a eu 75 ans.  Les hommes, se gardant une petite gêne, disent plutôt «le bon juge Beauregard».

L’honorable Marc Beauregard, donc, a eu 75 ans le 14 juillet.  C’est dire qu’il a dû quitter ses fonctions.  Les juges deviennent surnuméraires à 65 ans, c’est-à-dire concrètement qu’ils siègent cinq semaines par année, puis ils doivent prendre leur retraite à 75 ans.

Sauf erreur, le juge Beauregard était le doyen des juges du Québec.  Il avait été nommé à la Cour supérieure en 1975 à l’âge de 38 ans, puis à la Cour d’appel en 1980 à 43 ans.  Il était donc juge depuis 37 ans.

Et quel juge!  Et quel homme!  Et quel boss!

Il a été mon premier patron après mon inscription au tableau de l'ordre.  Je l’ai aimé, et je l’aime encore, pour toutes ses qualités de juriste et d’humain.  Un homme de jugement, de justice, et d’équité.  Un homme de morale et d’éthique.  Un homme d’une grande valeur, d’une grande intelligence.  Un homme vrai, doublé d'un sensible pince-sans-rire.

Son départ de la Cour d’appel s’est fait en silence.  Parce qu’il était lui-même silencieux.  Les relations publiques, les terrains de golf et autres cocktails bénéfice, très peu pour lui.  Il était discret.  Il n’était pas partie aux soirées, il rentrait à la maison, et prenait son verre de vin rouge, et sa cigarette, avec sa femme.  Ensemble ils s’occupaient, et s’occupent encore certainement, de leurs petits-enfants.  C’est avec des amis qu’il jouait au bridge, et avec sa famille, non pas avec des collègues.  Il fumait une cigarette, parfois dans mon bureau, en cachette de lui-même, quand il avait arrêté.

Il m’a fait lire les Rumpole’s de John Mortimer.  C’était impératif : «Tu veux faire du droit criminel, tu dois connaître Rumpole».  Je m’attendais à un traité de droit pénal et je tombe sur un humour juridique jubilatoire.

Le juge Beauregard a toujours pris son travail à cœur, et il a toujours été préoccupé par les décisions qu’il devait rendre.  Sans violer le secret du délibéré, je sais intimement qu'il avait le souci de ne jamais se mettre au lit le soir perturbé à l’idée d’avoir peut-être pris la mauvaise décision.  Combien de fois suis-je arrivée au bureau pour découvrir sur ma boîte vocale de nombreux messages de mon patron, messages laissés pendant la nuit, au fil de ses réflexions.

Comme tous les juges, il n’aimait pas que ses décisions soient renversées par une instance supérieure, c’est-à-dire dans son cas par la Cour suprême du Canada.

J’ai le souvenir de son humour jaune et noir, en 2003, alors que la Cour suprême venait de «le casser».  Je lui téléphone pour parler de l’arrêt rendu et j’entends «ça ne me fait rien, ça ne me fait rien de tout, ça ne me dérange aucunement» sur un ton qui, évidemment, voulait dire le contraire.  Puis il a ri.

Quand moi-même, une fois devenue avocate de la défense, je lui écrivais pour me lamenter de mes défaites, il m’intimait de ne pas me décourager.  «On s’essuie et on recommence».

Son dernier jugement important, loué par les avocats de la défense, a été l’affaire Venneri sur le crime de gangstérisme.  Il a été renversé par la Cour suprême tout récemment.  Je dois évidemment respecter la décision du plus haut tribunal du pays, mais ça m’attriste, non seulement comme criminaliste, mais pour le juge Beauregard.  J’espère que cette même Cour réservera un autre sort à son ratio decidendi dans l’affaire de Lola.

En matière de détermination de la peine, il existe un principe suivant lequel une sentence doit seoir au délinquant comme un gant.  Selon moi, le juge Beauregard est un des juges québécois qui respectait le plus cette maxime, capable qu’il était de rendre des décisions créatives, quitte à s’éloigner de la jurisprudence, pour être certain en son âme et conscience qu’il imposait une peine juste.

Il existe aussi, toujours en matière de détermination de la peine, un principe suivant lequel une sentence doit être la moins privative de liberté possible.  Encore une fois, le juge Beauregard avait à cœur cette règle et la suivait rigoureusement.  Nul besoin d’avoir été sa recherchiste et d’être dans le secret des dieux, on n’a qu’à lire ses opinions pour comprendre qu’il n'a pas tellement la foi en la réhabilitation en prison…

C'est un homme de loi, bien plus qu’un homme de jurisprudence.  Un homme de jugement, de bon sens, et encore une fois, parce que je n’insisterai jamais assez, un homme de justice et d’équité.  Un homme de droit, un homme droit.  Il ne faisait pas l’unanimité, certes, surtout auprès des juristes qui apprécient les logorrhées, car ses jugements étaient souvent brefs, et parfois incisifs.  Des jugements humains, comme lui.

Il a été souvent dissident.  Comme les juges progressistes Laskin, Spense et Dickson de la Cour surpême au début des années ’80.  On parlait, sourire en coin, de «la dissidence LSD», sachant que souvent, les opinions dissidentes d’une époque deviennent l'état de droit d’une époque ultérieure.

Le juge Beauregard avait, et il a certainement encore, une vision large et progressiste du Juste, et du Bien.  J'entends ici le Juste platonicien et du Bien kantien.  J'ai aussi l'intime conviction que, rétrospectivement, l'ensemble de son oeuvre juridique n’aura pas été renversée,  bien que certaines décisions sporadiques l'aient été, et ses opinions, même dissidentes, seront toujours citées au moment de revoir des principes.

Bonne retraite, patron!