jeudi 24 janvier 2013

L'homicide involontaire n'est pas un accident


On apprenait cette semaine dans les médias qu’un adolescent de 12 ans est accusé d’homicide involontaire pour avoir causé la mort de son frère aîné avec une arme à feu. Un drame d'une tristesse inouïe.

On a beaucoup lu, et entendu, que c’est bien jeune, 12 ans, pour faire face à une accusation criminelle aussi lourde alors qu’il s’agit d’un accident.  On a aussi lu, et entendu, que ce sont plutôt les parents qui devraient être tenus responsables pour avoir mis une arme de poing à la disposition de leur fils.
Plusieurs choses à dire pour donner à tout ça un éclairage juridique.
«C’est la faute des parents»
La possession d’une arme prohibée, si c'est effectivement ce dont il s'agissait, est un acte criminel pour lequel les parents pourraient aussi être accusés.
Le mauvais entreposage d’une arme à feu est aussi un acte criminel qui pourrait engager la responsabilité des parents.
Mais les parents ne pourraient pas être trouvés coupables d'homicide involontaire car jamais la poursuite ne serait en mesure de prouver que le geste criminel commis par les parents, disons l'entreposage illégal d'une arme à feu, était de nature à causer des blessures à leur fils aîné. J'y reviens plus bas.
«C’est bien jeune, 12 ans»
D’abord, la responsabilité pénale est établie à 12 ans au Canada depuis 1984. Avant cette date, l’âge de la responsabilité pénale était fixé à 14 ans. Il ne s’agit pas de l’âge auquel le jeune est exposé à une peine pour adulte, mais de l’âge auquel il est réputé responsable de ses actes, au sens pénal[1]. Avant 12 ans, on ne peut pas être arrêté, ni poursuivi, pour avoir commis ce qui serait autrement un crime.  À compter de 12 ans, on doit faire face[2].

Il ne s’agit donc pas du choix de la poursuite, ni du juge qui entendra l’affaire, que celui de déterminer l’âge de la responsabilité pénale du jeune accusé.  Si nous trouvons collectivement que cette limite d’âge minimal est trop bas, il faut demander une modification législative.  La Couronne et le juge n’y peuvent rien.

Est-ce que la Couronne aurait pu, compte tenu du jeune âge de l’accusé, décider de ne pas judiciariser l’affaire.  Difficilement, puisqu’un autre jeune est mort et puisqu’il ne s’agit pas, selon la poursuite, d’un accident.
«C’est un accident»

L’homicide involontaire coupable n’est pas un accident.  L’homicide involontaire coupable, c’est le fait de causer la mort en commettant un acte criminel, potentiellement dangereux, c’est-à-dire de nature à pouvoir causer des lésions corporelles, même si la mort n’était pas souhaitée. Ce que le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable, lors d’un procès pour homicide involontaire coupable, c’est que l’accusé aurait dû prévoir que son geste illégal était susceptible de causer des blessures.  L’exemple classique, le coup de poing (un acte criminel nommé voie de fait) qui s’avère fatal (la victime tombe et meurt).

Pour faire la preuve d’un homicide involontaire, le ministère public peut se limiter à prouver qu’une personne raisonnable, placée dans la même situation, aurait pu prévoir que son geste criminel était de nature à causer des blessures, mais n’a pas à prouver que la mort était prévisible[3].

Je ne dis pas que l’accident est impossible dans cette triste histoire. Je ne dis pas que l’adolescent poursuivi n’a aucune défense à faire valoir devant la Cour, y compris la défense d’accident. J’explique simplement que l’accusation d’homicide involontaire n’est pas insensée, même si le jeune n’a peut-être pas souhaité la mort de son frère : il n’est pas accusé de meurtre mais d’homicide involontaire et il a été longuement interrogé par les policiers, en présence d’un de ses parents.  C’est suite à cet interrogatoire que le ministère public a décidé de porter des accusations. Vraisemblablement, le ministère public considère qu’il possède suffisamment de preuve pour soutenir l’accusation.  Pour le ministère public donc, qui a rencontré le jeune par le biais de ses policiers, il ne s’agit pas d’un accident.

Quel crime était-il en train de commettre pour que l’événement puisse être considéré comme un homicide involontaire?  Possiblement celui d’avoir fait un usage dangereux d’une arme à feu, ou d’avoir braqué une arme à feu sur quelqu’un sans excuse légitime, ou encore d'avoir porté une arme dans un dessein dangereux.  Peut-être était-il aussi en train de commettre contre son frère une voie de fait au moyen d’une arme à feu.  Ou encore était-il en train de commettre une négligence criminelle en utilisant l’arme de poing.  On le saura au procès, ou au moment du plaidoyer de culpabilité, s’il y a lieu.

Ce qu’il faut surtout retenir, sans se positionner sur la culpabilité ou l’innocence de cet adolescent, c’est que l’homicide involontaire coupable n’est pas un accident, puisque l’accident n’est pas jamais un crime.


[1] Si condamné, le jeune risque une peine de détention maximale de 3 ans.  S’il était jugé par un tribunal pour adulte et déclaré coupable, il devrait être puni par 4 ans minimum d’emprisonnement en raison de l’utilisation de l’arme à feu lors de l’homidice involontaire.
 
[2] La Convention relative aux droits de l’enfant, que le Canada a ratifiée, oblige les États signataires à établir légalement un âge minimal de responsabilité pénale, mais le seuil n’est pas fixé par la Convention.  On retrouve donc, au sein des différents pays, un large éventail d’âge minimal de la responsabilité pénale.  À titre d’exemple, il est fixé à 7 ans en Suisse et en Inde, 10 ans au Royaume-Uni, 13 ans en France, 15 ans dans les pays scandinaves, 16 ans en Espagne.  Aux États-Unis, seuls 13 États ont fixé un âge minimal de responsabilité pénal qui varie de 7 à 12 ans. Notons que les États-Unis n'ont pas adhéré à la Convention relative aux droits de l'enfants, vu l'interdiction qu'elle impose de ne pas exécuter les adolescents.
 
[3] L’homicide involontaire n’est donc pas non plus un meurtre, crime qui exige une prévisibilité subjective que la mort survienne.  Dans le cas du meurtre, il faut causer intentionnellement la mort, ou causer des blessures qu’on sait de nature à causer la mort.   J'ai déjà expliqué ICI les différents types d'homicides, dont le meurtre.

mercredi 16 janvier 2013

La mens rea de Matthieu Bonin


Le vlogueur humoristique Matthieu Bonin a été arrêté et comparaîtra le 20 mars pour incitation publique à la haine, semble-t-il.  Semble-t-il, parce que je n’ai pas vu sa promesse de comparaître.  Semble-t-il, parce que nous sommes toujours à l’étape de la plainte policière et que cette plainte n’a pas encore été autorisée par le ministère public.

On reproche à Matthieu Bonin d’avoir tenu des propos violents à l’endroit des membres du parlement.  Comme sa vidéo n’est plus en ligne, il est difficile de reproduire fidèlement ses propos.  Il aurait dit qu’il espérait que quelqu’un entre au parlement et tire sur les politiciens, un truc du genre.
Maladroit.  Inapproprié.  Débile si on veut.
Criminel?

Il y a deux camps dans cette histoire.  Les tenants de la liberté d’expression et les tenants de la non violence langagière.

Dans mon salon, je suis des deux camps, mais en droit criminel la question se pose autrement et je suis farouchement opposée à ce qu'on sorte du cadre de droit lorsqu'il est question d'accusations criminelles.  Le justice criminelle est cet univers où la culpabilité morale doit être prouvée hors de tout doute raisonnable, nonobstant les préoccupations sociales –par ailleurs nécessaires- sur ce qui se dit et ce qui ne se dit pas.  Dit autrement, la question de la liberté d'expression ne se pose pas ici.

L’incitation publique à la haine, crime passible d’un maximum de deux ans de prison, nécessite que preuve soit faite que l’accusé avoulu que son message provoque la haine, et cette haine doit être susceptible de créer une violation de la paix publique[1].


En droit criminel, il faut prouver l’action coupable (l’actus reus) et l’intention coupable (la mens rea).  En matière d’incitation à la haine, ou de fomentation de la haine, l’insouciance ne peut pas fonder une accusation, c’est-à-dire que la poursuite ne pas pas se limiter à prouver que l’accusé a été insouciant quant aux conséquences de sa communication.  Il doit, encore une fois, avoir voulu qu’elle incite à la haine.

Le juge des faits (c'est-à-dire le juge ou le jury) devra «considérer les déclarations d’un point de vue objectif, mais tenir compte des circonstances dans lesquelles elles sont faites, de la manière et du ton employés, ainsi que de leurs destinataires»[2].  Il ne suffit pas, évidemment, que le juge des faits désapprouve les propos ou qu'il les trouve outranciers.  Les propos doivent avoir été dangereux, et leur auteur doit avoir voulu qu’ils le soient.

Il n’y a aucune présomption que des paroles violentes ont été prononcées dans le but d’inciter à la haine.  Le fardeau de la preuve repose sur les épaules de la Couronne qui devra prouver hors de tout doute raisonnable qu’elles ont été prononcées dans cette intention.

Si cette preuve est faite, l'accusé ne peut pas invoquer son droit de s'exprimer librement.  La liberté des uns s'arrête là où celle des autres commence, vous vous souvenez?

Dans des termes plus juridiques, les dispositions qui prohibent la propagande haineuse sont des limitations à la liberté d'expression, certes, mais cette limitation est acceptable - voire nécessaire - dans une société libre et démocratique.  C'est l'article premier de la Charte canadienne qui permet de limiter des droits par ailleurs fondamentaux au nom du bon fonctionnement de la société civile.  Tous les documents internationaux de protection des droits et libertés comportent une telle clause limitative.  Concernant la liberté d'expression et la propagande haineuse, la Cour suprême du Canada a  réglé la question dans l'affaire Keegstra.

Par ailleurs, à partir du moment où il est évident qu’il s’agit d’une blague, même si elle est très mauvaise, on n’est plus devant un cas d’incitation publique à la haine et la question complexe et intéressante de la liberté d’expression n’intervient pas dans l’histoire.  En d'autres mots, si c'est une blague, c'est pas une crime.  C'est la même chose en matière de crime de menace ou d'intimidation.

Mais il y a autre chose.  Il y a plus.  Ou moins.  C’aurait dû être le début de la réflexion en fait.

L’article 319 sur l’incitation à la haine parle d’un «groupe identifiable».  Ce qui est interdit, c’est d’inciter à la haine, ou de fomenter la haine envers un «groupe identifiable».  Qu’est-ce qu’un groupe identifiable, en droit criminel?  La réponse se trouve à l’article 318 concernant le crime de propagande haineuse et d’incitation au génocide :


Il n’est pas écrit «notamment» avant l’énumération de ce que constitue un groupe identifiable, comme c’est le cas des articles prohibant la discrimination dans les chartes, laissant ainsi plus de latitude aux tribunaux de faire évoluer le droit.  Il s’agit donc d’une liste limitative de ce que constitue un groupe identifiable et le groupe des politiciens n’en fait pas partie.

(Le groupe des femmes non plus d’ailleurs[3].  On constate que la disposition a été modifiée en 2004 pour y inclure l’orientation sexuelle, fort heureusement.  Mais le sexe n’est toujours pas un motif de propagande haineuse.).

Cette définition du groupe identifiable n’incluant pas le groupe des politiciens, il n’y a même pas d’actus reus et rien, selon moi, ne peut fonder une accusation contre Matthieu Bonin.  Pour obtenir condamnation, la poursuite devrait faire modifier le Code criminel.

Il y a bien, toujours au Code criminel, une énumération des différents modes de participation à un crime.  On parle le plus souvent de la complicité.  L’encouragement à commettre un crime est punissable de la même peine que celui qui le commet réellement.  Conseiller de commettre un crime est aussi une infraction criminelle. Or, on est toujours en droit criminel.  Est-ce que l’accusé – en l’occurrence Matthieu Bonin – avait l’intention criminelle d’encourager quelqu’un, ou de conseiller à quelqu’un, d’aller tuer des politiciens?

C'est ce que devrait prouver le ministère public hors de tout doute raisonnable s'il décidait d'accuser Matthieu Bonin d'avoir conseiller la commission d'un crime plutôt que d'avoir inciter à la haine.
Dans les deux cas, une condamnation bien peu probable.


[2] Mugesera, paragraphe 106.
[3] Voir Amissi Melchiade Manirabona , «Vers la répression de la propagande haineuse basée sur le sexe ? Quelques arguments pour une redéfinition de la notion de « groupe identifiable » prévue dans le Code crimine»l, Les Cahiers de droit, Volume 52, numéro 2, juin 2011, p. 245-271.