jeudi 17 novembre 2011

Une défense de provocation pour les Shafia?

Un accusé peut-il diminuer sa responsabilité dans le cas d’un meurtre d’honneur 
en invoquant la provocation comme moyen de défense?

Illustration:  Delf Berg - www.illustrationjuridique.com


Dans un billet précédent, j’ai parlé du fardeau de la preuve de la poursuite lors d'une accusation de meurtre pour expliquer que le meurtre d’honneur n’est pas une notion juridique en droit canadien.  Si la poursuite choisit de prouver qu’il s’est agi d’un meurtre d’honneur, ce sera uniquement pour étayer la thèse d’un mobile.

Maintenant, une autre question peut se poser : Est-ce que les accusés pourraient, en défense, soulever la question de l’honneur familial afin de justifier en partie le crime et diminuer ainsi leur responsabilité?

Je suis d’avis que la réponse sera unanimement non, mais les tribunaux canadiens n’ont pas encore répondu formellement à la question.

La défense de provocation

Dans l’éventualité où les Shafia reconnaîtraient les faits, mais voudraient se prévaloir d’une défense afin d'amenuiser la gravité du geste posé,  le seul moyen de défense qui leur serait offert serait celui de la provocation.   (Il s'agit là d'une hypothèse.  Pour l'instant, ce que nous savons du procès Shafia est que la défense invoque l'accident comme moyen de défense).

Certains moyens de défense nient que le geste blâmable (l’actus reus) a été posé;  d’autres nient plutôt l’état d’esprit blâmable (la mens rea) au moment du crime.

La défense de provocation n’est d’aucune de ces catégories : elle sert de justification partielle, ou d’excuse partielle, uniquement dans le but d’atténuer la responsabilité de l’accusé en démontrant qu’il avait, au moment du meurtre, un état d’esprit moins blâmable.

Je dis au moment du meurtre parce que la défense de provocation n’est offerte qu'à l'encontre d'une accusation de meurtre.  Ainsi, on ne peut invoquer la provocation pour se défendre d’une accusation de voie de fait, de vol, ou d’agression sexuelle.

C’est donc une défense qui n’excuse ni ne justifie totalement le geste.  Elle en diminue la gravité.

Si le jury adhère à la thèse de la provocation comme élément déclencheur du geste fou, l’accusé sera non pas acquitté mais reconnu coupable d’un homicide involontaire plutôt que d’un meurtre.  Pourquoi?  Parce que son élan était en quelque sorte incontrôlable tant il a été provoqué, et qu’il a voulu se défendre contre cette provocation, sans avoir spécifiquement voulu tuer.

Le Code criminel

L’article 232 du Code criminel a codifié la défense de provocation qui existait en Common Law depuis la nuit des temps : 



Certains éléments sont essentiels et ne concordent pas avec des faits qui tendent à prouver la préméditation et le propos délibéré, comme c’est souvent le cas en matière de crime d’honneur : Accès de colère, provocation soudaine, pouvoir de se maîtriser, impulsion du moment, absence de sang-froid.

Ce sont les éléments objectifs de la défense de provocation. L’arrêt Thibert1 de la Cour suprême  a reformulé :    Insulte inattendue, effet imprévu, qui surprend et excite les passions.

Encore une fois, de tels éléments ne coïncident pas avec une preuve convaincante de meurtre prémédité et commis de manière réfléchie.

Dans un arrêt très récent 2, la Cour suprême a établi que la défense de provocation ne pouvait être soulevée par celui qui trouve sa femme au lit avec son amant s’il avait déjà des doutes sur l’infidélité de celle-ci :  l’insulte n’est pas soudaine et la soudaineté est exigée « pour distinguer l’acte motivé par la vengeance de l’acte qui est provoqué ».

La question du crime d’honneur n’a pas été soulevée, ni même nommée, mais l’essentiel de l’arrêt ferme, selon moi, la porte à une défense de provocation causée par le déshonneur.

La preuve au procès Shafia

Si le jury ajoute foi à la preuve circonstancielle présentée par la poursuite au procès des Shafia, il ne pourrait pas accepter une défense de provocation en ce que cette provocation n’aurait pas été inattendue et qu’elle n’aurait pas causé une réaction subite et incontrôlable.

Le crime d’honneur est un crime réfléchi.  Le crime d’honneur comporte un motif, un mobile; il est un mobile, ce qui est tout à fait incompatible avec la défense de provocation.

La culture et la provocation

Si, historiquement, la Common Law avait permis cette défense de provocation pour excuser le comportement colérique de l’homme sauvant son honneur face à une insulte, il me semble évident que le droit canadien n’acceptera pas qu’un homme tue son épouse, sa sœur ou sa fille pour sauver son honneur ou celui de sa famille.

Ceci est tellement vrai que dans l’affaire Sadiqi3, La défense s’est objectée à ce que la Couronne fasse la preuve du crime d’honneur, témoin à l’appui, en arguant que la notion est trop préjudiciable pour l’accusé.  Paradoxalement, Sadiqi admettait avoir tué sa sœur et son fiancé, mais disait les avoir tués en réaction à une provocation: le déshonneur.  C’est donc une défense de crime d’honneur qui a été soulevée, mais qui ne doit pas être nommée.  Complexe.

La Cour d’appel de l’Ontario a accepté d’entendre l’affaire4.  Nous n’en connaissons pas l’issue, donc, mais je continue de croire que les tribunaux canadiens n’accepteront pas que le déshonneur patriarcal soit invoqué à titre de défense de provocation.

La « personne ordinaire » dont parle l’article 232 n’est pas la personne qui tue pour l’honneur en raison de sa culture. L’arrêt Tran2, qui traite longuement du concept de « personne ordinaire » m’apparaît clair sur cette question.  La culture ne justifie pas tout.

1.  R. c.Thibert :  [1996] 1 R.C.S. 37.
2.  R. c. Tran :  [2010] 3 R.C.S. 350.
3.  R. v. Sadiqi (première instance):  2009 CanLII 37350.
4.  R. v. Sadiqi  (Jugement sur Requête pour permission d’appel) :  2011 ONCA 226 (CanLII)



2 commentaires:

  1. Excellent billet, comme toujours.

    Pour ma part, je parie que si une telle défense est invoquée, elle ne tiendra pas. Je n'ai suivi le procès qu'en surface, mais il me semble que le problème d'honneur aurait surgit bien avant l'acte. Ainsi, je doute vraiment qu'il y ait eu un acte provocateur dans les instants qui ont précédé le geste. J'y vois une situation quand même analogue à l'arrêt Tran, bien que différente.

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  2. Avec plusieurs semaines de préparations et préméditation, je doute que l'aspect "surprise" puisse tenir. Si Hamed avait tué, par exemple, l'ami de coeur de la fille ainée lorsqu'il l'a surpris au domicile Shafia, ça serait une autre histoire.

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