dimanche 29 juin 2014

La fille qui aimait les canards

Admettons que la loi soit destinée à définir des infractions,
que l’appareil pénal ait pour fonction de les réduire
et que la prison soit l’instrument de cette répression ;
alors il faut dresser un constat d’échec. 

Michel Foucault, Surveiller et punir



Un jury de douze personnes a jugé cette femme coupable de négligence criminelle ayant causé la mort de deux personnes, ainsi que de conduite dangereuse ayant causé la mort de deux personnes[1].

Pourtant, elle n’a pas voulu mal faire ; pourtant, elle a seulement été insouciante, téméraire, négligente, mais elle n’était motivée d’aucune intention malveillante (dans son cœur).

C’est que la négligence criminelle est un crime complexe, peut-être même étrange.  Dans l’arrêt Anderson de la Cour suprême du Canada, le juge Sopinka écrivait : «Ce domaine du droit, tant ici que dans les autres pays de common law, s’est révélé l’un des plus difficiles et des plus incertains de tout le droit criminel»[2].

D’abord, la négligence ne devient criminelle que s’il en résulte blessure ou décès.  Contrairement à la conduite dangereuse qui peut se qualifier de criminelle même sans conséquences désastreuses, la négligence doit causer des lésions ou la mort pour être un crime.  Autrement, il peut s’agir de négligence pénale, mais il ne s’agira jamais d’un crime.  Déjà là, on saisit l’anomalie : le même comportement, exactement, sans décès, n’eut pu se qualifier de négligence criminelle[3].  

Pourtant, l’intention ayant motivé le geste eut été la même.

Pour déclarer Emma Czornobaj coupable de négligence criminelle (et de conduite dangereuse causant la mort), les jurés ont reçu des directives de la juge Éliane Perreault.  Et dans ses directives, la juge Perreault leur a expliqué ce que sont, juridiquement, la négligence criminelle et la conduite dangereuse.

Il s’agit d’un comportement qui représente un écart marqué eu égard au comportement de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances et dans le même état d’esprit que l’accusée[4].  Les mêmes circonstances, c’est l’autoroute 30, à la même heure, dans la voie de gauche.  L’état d’esprit, ici, c’est entre autres choses l’amour des animaux et le niveau de conscience du danger de l'accusée.  Les jurés ont dû se demander, donc, si une personne raisonnable placée au même endroit, à la même heure, dans les mêmes conditions météorologiques, et ayant un amour profond des animaux, se serait comportée de la même façon.

Plus encore, ils ont dû se demander si cet écart de conduite constituait une insouciance déréglée quant à la sécurité ou à la vie d’autrui, et si preuve avait été faire hors de tout doute raisonnable que l’accusé aurait dû prévoir ce risque.

Ils ont décidé que oui.

Est-ce que la négligence criminelle est un crime sans intention malicieuse, oui et non.  C’est un crime où l’intention subjective se limite à une insouciance quant au risque[5].  Un peu de la même manière que lorsqu’on donne un coup de poing à quelqu’un sans pouvoir juridiquement se défendre de n’avoir pas voulu lui casser le nez.  Il y a là une insouciance évidente quant au risque… et la condamnation va de soi. 

Sauf que le coup de poing est animé d’une intention malveillante.  Pas le fait de vouloir sauver des canards.

Il est toujours bien embêtant de commenter, d’analyser, de critiquer un verdict de jurés puisque nous n’en connaissons pas les motifs, nous n’avons pas accès au processus de réflexion ayant mené à la conclusion. Il est encore plus hasardeux de commenter un procès auquel on n’a pas assisté, n’ayant pas entendu témoigner l’accusée concernant son geste ni les directives du juge.

Chose sûre, compte tenu de ce qu’est la négligence criminelle, le verdict n’est pas si étonnant.  Et c’est là qu’on peut, si on veut, s’indigner. 

L’affaire d’Emma Czornobaj est rare parce que dans les cas où le ministère public doit départager l’accident malheureux de l’insouciance déréglée, il y a souvent un élément mauvais, au sens de méchant, dans le comportement de l’accusé qui facilite la décision d'accuser ou non.  Une course débile, de l’alcool, de la rage au volant, une agressivité qui amène quelqu’un à pointer une arme à feu sur une autre et bang.  Un geste malicieux, malveillant, qui nous convainc non seulement que le geste doit être dénoncé, mais que l’accusé a besoin d’une leçon.

Quand l’acte ou l’omission ne comprend pas d’élément moral foncièrement coupable, le plus souvent, le ministère public ne porte pas d’accusation.  On conclut à un accident tragique. 

Un père préoccupé dont l’horaire est chambardé oublie son bébé dans la voiture, avec les suites affreuses que l'on sait, le ministère public ne porte pas d’accusation; une jeune mère dépose son bébé par terre près des chiens le temps d'une cigarette, avec les suites horribles que l’on sait, le ministère public porte des accusations.

Dans les deux cas, suivant la définition stricte de négligence criminelle causant la mort,  un jury pourrait condamner comme il pourrait acquitter.  

Nous sommes habitués de voir le ministère public user de parcimonie face à des tragédies. 

Et la justice, si elle fonctionne assez bien, reste humaine et subjective.  Un autre procureur de la Couronne, placé dans les mêmes circonstances et se trouvant dans le même état d’esprit que celui qui a autorisé la plainte contre Emma Czornobaj aurait-il agi de la même manière?  C’est ici que le jury populaire peut se faire entendre…

Mais, dans une perspective purement mathématique, désincarnée, le verdict est conforme au droit en matière de négligence criminelle.

Et la peine?

Encore ici, on est devant un cas rare.  La peine «moyenne» dans des causes de négligence criminelle causant la mort sur la route, ou encore de conduite dangereuse causant la mort, tourne autour de trois ans.  Quatre ans parfois.  Rarement moins, rarement plus. 

Pour déterminer une peine, on doit tenir compte du criminel bien plus que du crime.  On étudie les facteurs aggravants et atténuants.  On se questionne sur les objectifs pénologiques qui sont la dénonciation, la dissuasion, la réhabilitation, et, bien sûr, la punition, même s’il n’est pas très à la mode de l’admettre. 


La peine de prison, si elle sert à protéger la société est aussi, le plus souvent oserais-je dire, punitive.  Car on sait que la prison ne dissuade personne et qu’elle ne réhabilite pas.  «La prison fabrique des délinquants»[6].
 
Est-ce qu’Emma Czornobaj mérite la prison, évidemment que non.

Est-ce qu’une peine de prison dans la collectivité servirait les intérêts de la justice, non plus, mais cette peine n’est plus offerte, de toute manière, en cas de lésions corporelles «plus que mineures» ou de mort, gracieusement du gouvernement Conservateur.

Quelle peine mérite-t-elle alors?  C’est là l’autre problème de l’histoire, puisque la réponse semble être «aucune».

Aucune peine impliquerait d’absoudre.  Mais ce serait indécent pour la famille des victimes d’entendre la juge dire «je vous absous inconditionnellement» et, de toute manière, elle ne peut pas le faire, le crime étant passible de plus de 10 ans de réclusion.

On aura beau lui imposer l’obligation de se bien conduire pendant 2 ans, la forcer à 250 heures de travaux communautaire, lui faire payer une amende, on n’aura atteint aucun des objectifs de détermination de la peine et on n’aura surtout pas amoindri, pansé, réparé le chagrin causé à la famille des victimes.

Il y a de ces causes que le droit ne saura jamais résoudre.  Une fois condamné, il faut punir.  Et ici, aucune peine n’a de sens.

Ce qui m’amène inexorablement à penser et repenser aux crimes de négligence criminelle et de conduite dangereuse quand ils sont, à la base, motivés par une bonne intention, aussi téméraire fut-elle.  Deux infractions qui méritent d’être polies et re-polies par la jurisprudence, d’où la pertinence d’un appel de la condamnation.




[1] Pourquoi deux condamnations, l’une de conduit dangereuse et l’autre de négligence, l’histoire ne le dit pas, et personne n’a encore lu les directives de la juge, mais il est clair qu’Emma Czornobaj a été condamnée deux fois pour le même acte, la conduite dangereuse étant une infraction moindre et incluse à celle de négligence criminelle c'est-à-dire une infraction comportant les mêmes élémetns essentiels.
[3] C’aurait pu constituer une conduite dangereuse mais je vous gage un mille qu’aucune accusation n’aurait été portée sans blessés ni morts.
[4] Sur l’état d’esprit, un bel arrêt de la Cour d’appel du Québec :  R.c. Salamé, 2010 QCCA 64 
[5] Lire les opinions divergentes des juges de la Cour suprême dans l’arrêt Tutton et Tutton ([1989] 1 R.C.S. 1392) est hautement intéressant. 
[6] Michel Foucault, Surveiller et punir, 

3 commentaires:

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  2. Tres belle analyse Me Robert,

    Cette cause me semblait a la limite de ce qui peut etre de la negligence criminelle. Dur travail pour le jury, et l'avocat..

    Me Xavier Cormier

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