dimanche 30 octobre 2016

Petite histoire du viol


(Tout ce billet est inspiré du livre de référence de Julie DESROSIERS,  «L'agression sexuelle en droit canadien, Éd. Yvon-Blais, 2009, 276 p. )


Lysiane Gagnon, de La Presse, écrit ceci:


«…La langue populaire, suivant en cela l’évolution du Code criminel, a effacé la distinction cruciale entre le viol véritable – la pénétration effectuée sous la contrainte – et toutes sortes de comportements (attouchements, embrassades, commentaires sexistes, etc) qui, aussi désagréables soient-ils quand ils ne sont pas désirés, ne sont pas de nature à traumatiser une femme le moindrement raisonnable et équilibrée.
Mais tout cela entre pêle-mêle dans le grand sac de l’« agression sexuelle », ce qui fausse complètement le tableau – à moins que l’on considère comme de la violence un commentaire déplacé ou un effleurement sur la main!»

Commençons par la citation

Non, un commentaire sexiste n'est pas une agression sexuelle, non plus qu'un effleurage de main[1]. Quand on a une tribune de cette ampleur, on devrait tenter de ne pas émettre de faussetés. Car il ne s'agit pas d'une inexactitude, mais carrément d'une fausseté.

Finissons par le commencement

C'est à juste titre que le Code criminel canadien a aboli l'infraction de viol pour la remplacer par l'infraction plus large d'agression sexuelle. Les infractions d'agression sexuelle, devrait-on dire, puisqu'il y en a trois types, suivant trois niveaux de gravité objective, en plus des agressions sexuelles commises contre les enfants, qui sont aussi de trois types.

Le crime de viol remonte à la nuit des temps et n'a pas de prise dans la réalité, du vécu, des femmes et des hommes qui sont victimes de diverses forme d'infractions de nature sexuelle.

Le droit canon et la common law exigeaient effectivement la preuve d'une pénétration pénis-vagin pour que le crime de viol soit commis.  En remontant l'histoire, ce crime exigeait aussi la preuve d'une émission de semence. Pourquoi? Parce que le viol était un crime contre la propriété, une atteinte au droit de reproduction du mari, et un accroc à la lignée du père. 

Une atteinte au droit de progéniture, donc, qui faisait du mari, du père, du frère, les véritables victimes.

L'injustice est plus grave quand quelqu'un abuse d'une femme qu'un autre a en son pouvoir en vue de la génération.
(St-Thomas d'Aquin dans sa Somme théologique)

Il fallait donc, pour qu'il y ait viol, émission de semence de l'organe mâle dans l'organe femelle.

Cette conception a imprégné la common law et elle est devenue une composante du droit criminel canadien, pour très peu de temps ceci dit.

Le Canada a éliminé dès 1841 la nécessité de l'émission de semence pour qu'il s'agisse d'un viol, donc d'un crime sérieux, et n'a conservé que la notion de pénétration, en exigeant la preuve d'une rupture de l'hymen dans le cas des viols de filles vierges.

La rupture de l'hymen comme élément essentiel a aussi rapidement été abandonnée, soit en 1869, et on disait alors qu'une «pénétration même au moindre degré» suffisait pour que le crime soit commis.

Nous sommes alors en common law, sans codification, c'est-à-dire sans intégration du crime dans une loi.

C'est en 1892 que le crime de viol a été codifié par l'article 266 du Code criminel canadien.


1.  Le viol est l’acte d’un homme qui a un commerce charnel avec une femme qui n’est pas son épouse, sans le consentement de cette femme, ou à la suite d’une consentement qui lui a été arraché par des menaces ou la crainte de lésions corporelles, ou obtenu en se faisant passer pour le mari de cette femme, ou par de fausses et frauduleuses représentations au sujet de la nature et du caractère de l’acte.
2.  Un individu de moins de 14 ans ne peut commettre ce crime.
3.  La connaissance charnelle est complète s’il y a pénétration , même au moindre degré, et même s’il n’y a pas émission de semence.


Les éléments constitutifs du crime étaient alors une pénétration, d'un homme dans une femme, qui n'est pas son épouse, sans consentement, ou avec un consentement soutiré, ou alors en se faisant passer pour le mari.


Cette définition du crime de viol est restée jusqu'en 1983.

J'étais née depuis 12 ans en 1983. Ça me semble insensé. Mais ça explique certainement pourquoi certaines personnes ont encore du mal à intégrer le fait qu'un mari n'a pas le droit d'agresser sexuellement sa femme.



Le viol était donc

-       Un crime de genre;

-       Un crime de pénétration (indépendamment de la violence utilisée);

-     Un crime que ne pouvait commettre le mari, ce qu'on appelait l'exception maritale.

Et parmi les règles de preuve:

-       L'absence de consentement devait être prouvée par une active résistance («non» peut vouloir dire «oui»);

-       La plainte devait être spontanée;

-       La corroboration (les femmes et les enfants ayant tendance à mentir par nature, il fallait toujours qu'un témoignage de femme en matière d'agression sexuelle soit corroboré par une preuve indépendante);

-       Le passé sexuel (et toutes les questions étaient permises, sur l'âge des premières relations, sur l'état de l'hymen, sur le recours à un avortement, sur le concubinage, sur d'éventuelles maladies vénériennes, parce qu'il était bien connu qu'une femme ayant forniqué avant le mariage est plus «violable»).


Parenthèse historique sur la plainte spontanée

On trouve les premières traces de la plainte spontanée, ou la déclaration spontanée, au Moyen Âge alors qu'on parlait de «clameur public».

Le juriste John Henry Wigmore explique la nécessité de la plainte spontanée en 1923:

«Par conséquent, lorsqu’une vierge a été déflorée par la force, contre la paix de sa majesté le Roi, elle doit sur-le-champ, pendant que l’acte est tout récent, demander réparation en soulevant une clameur publique dans les villages voisins et montrer aux hommes honnêtes le tort qui lui a été fait, le sang et sa robe tachée de sang ainsi que la déchirure de sa robe; et elle doit donc s’adresser au prévôt du peuple, au sergent de sa majesté le Roi, au coroners et au vicomte et faire appel à la première Cour de comté[2]

Le juge Fauteux de la Cour suprême sacralisait cette règle en 1960 dans l'arrêt Kribs;

«Il s’agit d’un principe de nécessité.  Il est fondé sur des présomptions de fait qui, dans le cours normal des événements, sont naturellement liées à la conduite de la plaignante peu après la survenance des actes de violence allégués.  L’une de ces présomptions est qu’elle devrait se plaindre à la première occasion raisonnable et l’autre, qui en est une conséquence, est que si elle ne le fait pas, son silence peut naturellement être interprété comme une contradiction implicite de sa propre version.»

Et c'était encore repris en 1981 dans l'arrêt Timms par le plus haut Tribunal du pays.

Pourtant, c'est à peine deux ans plus tard, en 1983, qu'un groupe de travail a qualifié cette règle de preuve de médiévale et d'inutile:

«Les attentes de l’Angleterre médiévale relativement aux réactions de la victime innocente d’une agression sexuelle ne sont plus pertinentes.  Une victime peut avoir une plainte réelle à formuler mais la retarder à cause d’inquiétudes aussi légitimes que la perspective d’être embarrassée et humiliée ou la possibilité de la destruction de liens familiaux ou personnels.  Le retard peut également être attribué à la jeunesse ou au manque d’expérience de la plaignante ou à des menaces de représailles émanant de l’accusé.  Dans la société contemporaine, il n’y a plus de rapport logique entre le bien‑fondé d’une plainte et la promptitude avec laquelle elle est formulée.»[3]

La règle a alors été abolie. Mais l'évolution des mentalités étant longue à se faire, on a entendu des dizaines de fois, la semaine dernière, des gens questionner sans nuances une plainte d'agression sexuelle portée des mois ou des années plus tard. Manque de culture, de sensibilité, de compréhension de l'être humain. Je ne sais plus. Chose sûre, heureusement que les tribunaux évoluent parfois avant la masse.

(Sur l'historique de la plainte spontanée, et la capacité de comprendre qu'une victime peut mettre du temps à parler sans que le témoignage d'un expert soit nécessaire, voir l'arrêt D.D. de la Cour suprême du Canada.


Il existait, parallèlement au crime de viol, les infractions moins graves d'attentat à la pudeur et de grossière indécence qui permettaient de criminaliser des comportement sexuels déviants, non consentis, ou même d'une extrême violence,  mais ils était de très peu d'importance sans cette sacro-sainte pénétration phallique, et encore moins s'ils étaient commis contre des femmes[4].

L'attentat à la pudeur est vraiment l'ancêtre de l'agression sexuelle, il a été codifié en 1869 et est resté inchangé jusqu'en 1983

1.            Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement de 5 ans quiconque attente à la pudeur d’une personne de sexe féminin. 

2.            Un prévenu inculpé d’une infraction visée par le paragraphe 1 peut être déclaré coupable si la preuve établit que le prévenu a fait, à la personne de sexe féminin, avec son consentement, une chose qui, sans son consentement, aurait constitué un attentat à la pudeur lorsque son consentement a été obtenu par de fausses et frauduleuses représentations  sur la nature et le caractère de l’acte

Le vieux juriste Irénée Lagarde expliquait qu'il fallait donc qu'un acte hostile soit posé, et qu'il soit accompagné de circonstances indécentes.  

L'agression sexuelle actuelle est un geste non consenti, de nature sexuelle.

Comme pour l'agression sexuelle actuelle, la victime d'un attentat à la pudeur pouvait être une femme ou un homme, mais la peine était de 5 ans si la victime était une femme et de 10 ans si la victime était un homme. Aussi, évidemment, les règles de preuve quant à la plainte spontanée et à la corroboration n'existaient pas dans le cas d'une victime masculine.

**

J'ignore ce que Lysiane Gagnon entend par «distinction cruciale» entre viol véritable et agression sexuelle.

Aucun être humain sensé ou sensible n'a envie de faire de distinction en terme de gravité entre la pénétration de l'organe mâle dans l'organe femelle, disons, et une agression où une femme (ou un homme) est forcée couteau sur la gorge à faire des fellations à une demi-douzaine d'hommes, ou encore se fait insérer des objets dans un orifice, ou encore reçoit des touchers non voulus et non moins traumatisants.

Avec en tête des connaissances historiques et juridiques, et en faisant preuve d'un soupçon de bon sens et de compréhension de l'humain, il est clair que le crime de viol ne pouvait demeurer. Sa définition en fait un crime contre la propriété de l'homme. Et quiconque vit en société, connait des gens, éprouve ce qu'on appelle de l'empathie, peut comprendre qu'une agression sexuelle sans pénétration peut être aussi grave, et parfois pire, que l'ancien viol.

Bien sûr, le Code criminel a créé des niveaux d'agression sexuelle. Justement pour que le jeune homme de 18 ans qui effleure une fesse dans un party sous l'effet de l'alcool ne soit pas puni de la même manière qu'un homme qui violemment agresse sexuellement en se servant d'une arme. Ce ne sont que des exemples.

Mais le Code criminel n'a jamais prévu qu'une parole déplacée constitue une agression sexuelle. Jamais.

Pourquoi alors l'avoir écrit?




[1] L'embrassade peut en être une selon la partie du corps ou le contexte. N'en déplaise à madame Gagnon, une embrassade d'un oncle sur la vulve d'une nièce inconsciente est une agression sexuelle qu'on aurait qualifiée jadis de banal attentat à la pudeur.

[2] Wigmore on Evidence (2eéd. 1923), vol. III, p. 764, cité dans un arrêt crucial de la Cour suprême du Canada: R. c. D.D., [2000] 2R.C.S. 275, par. 60

[3] Sopinka, Lederman et Bryant, The Law of Evidence in Canada, 2nd ed.  Toronto:  Butterworths, 1999, p. 322

[4] L'attentat à la pudeur valait 5 ans de prison si commis contre une femme et 10 ans de prison si commis contre un homme. La grossière indécence criminalisait autant l'agression sexuelle commise contre un garçon que la fornication entre deux hommes consentants. 

dimanche 23 octobre 2016

La présomption d'innocence dans la cuisine


La présomption d'innocence est un concept juridique. Un principe inscrit dans la Charte canadienne qui s'applique aux accusés. Un concept. Un principe. Pas une loi ordinaire, pas un énoncé performatif, pas un règlement municipal ni une puce insérée dans les humains pour monitorer leur fidélité au droit. Un concept juridique, donc, qui existe dans la sphère juridique. Dans la dimension du droit pénal plus précisément.

Bien qu'il serait souhaitable que les citoyens soient plus ouverts, moins prompts à porter sur des accusés des jugements à l'emporte pièce quant à leur culpabilité, il demeure que le concept de présomption d'innocence ne trouve pas application dans une cuisine quand on papote en ouvrant des huîtres.

Par exemple, dans la sphère privée, si une amie vous dit avoir été victime d'agression sexuelle, vous avez le droit de la croire.

Par exemple, dans la sphère professionnelle, un psychologue qui reçoit une cliente se disant victime d'agression sexuelle ne lui dit pas «au nom de la présomption d'innocence, je refuse de vous croire».

Par exemple, dans la sphère publique, un chef de parti peut décider d'exclure de son caucus une personne suspectée ou accusée d'un crime grave, simplement pour assurer la sérénité des débats.

Par exemple, dans la sphère policière, les enquêteurs ne fondent pas leurs démarches sur le fait que le suspect est fort probablement innocent, sinon aucune enquête n'aboutirait jamais.

Même le procureur de la poursuite qui a le rôle d'autoriser, ou pas, une plainte policière, ne fait pas intervenir la présomption d'innocence ni le fardeau de la preuve hors de tout doute raisonnable, frère cosmique de la présomption d'innocence,  dans sa réflexion  le menant à porter ou non des accusations.

Au fait, l'avocat de la défense non plus n'a pas besoin de croire son client innocence pour le représenter, il n'a qu'à chérir le concept de présomption d'innocence et à travailler pour que personne ne soit condamné tant qu'une preuve hors de tout doute raisonnable de la culpabilité n'a pas été faite.


Tout ça ne change rien au fait que, rendu devant le Tribunal, l'accusé sera présumé innocent et que le mode d'analyse du juge se fera selon les mécanismes prévus pour garantir cette présomption d'innocence; cela ne change rien au fait que l'accusé aura droit à un procès juste et équitable et à une défense pleine et entière et qu'il ne sera pas condamné tant que la preuve de sa culpabilité n'aura pas été faite hors de tout doute raisonnable.

Évidemment, plus une affaire est médiatisée, moins il sera facile, si l'accusé choisit un procès devant jury où s'il est obligé d'être jugé par un jury, de trouver des jurés qui n'ont jamais entendu parler de l'affaire ou qui ne se sont pas fait une idée sur l'affaire. Mais c'est une autre histoire.

Là où je veux en venir, c'est que le concept juridique de présomption d'innocence n'emporte pas l'interdiction d'avoir, dans la sphère publique, des discussions, des opinions ou des sentiments qui seraient exclus, à juste titre, du cadre d'analyse juridique dans une salle de Cour.

Une femme qui se dit victime d'agression sexuelle a le droit de déclarer publiquement avoir été victime d'agression sexuelle, avec les risques que ça comporte, et si quelque misogyne veut lui dire de se taire parce que sa voix le dérange, qu'il ne le fasse pas au nom de la présomption d'innocence. Faut savoir sortir du schéma cognitif juridique, le contraire fait psychotique.

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J'avais écrit ça hier matin. Peu de temps après avoir dit à Michel C. Auger que jamais je ne dirais à Alice Paquet de se taire, bien qu'il soit évident que plus elle donne de versions des événements, plus elle donne des munitions à la défense éventuelle du député pour la contre-interroger de manière serrée, voire agressive. 

Depuis lors, tout a dérapé. Et, comme au Moyen Âge, Alice Paquet est devenue une prostituée.

Ça ne va plus du tout.

D'abord, qu'elle ait donné des conférences sur le sujet de la prostitution ne fait pas d'elle une prostituée, c'est presque ridicule de devoir dire ça.

Ensuite, et surtout, une prostituée aussi doit donner son consentement à des relations sexuelles. Déprimant de devoir dire ça. Il est illégal de violer une prostituée, faut-il vraiment expliquer ça en 2016?

Image tirée de l'excellent clip Le consentement et le thé.
http://www.madmoizelle.com/consentement-sexuel-tasse-the-365301


Mais ça nous donne un bel exemple, tout en ne répudiant aucunement ce que j'ai dit plus haut, que la présomption de culpabilité de la victime envahit la cuisine bien plus que la présomption d'innocence, et que cette présomption de culpabilité, ce slutshaming, intimement lié à la culture du viol, donne encore plus de munitions à la défense, même si ce sont de fausses munitions. 

Les contradictions entre deux versions ne sont pas de fausses munitions quand la crédibilité est au 
cœur d'un litige, mais des vieux préjugés phallocentriques ne sont pas de réelles munitions puisqu'ils n'ont aucune pertinence à la Cour. Or, le risque, c'est que les humains qui composent le système de justice adhèrent encore à ces vieux postulats. 

Autrement dit, l'accusé bénéficiera toujours de la présomption d'innocence une fois devant le juge mais la plaignante, qui aura suscité la haine envers elle aura, du coup, donné des munitions contre elle.

Bref, vaut peut-être mieux, dans tout les cas, se garder de faire des procès sur la place publique. Ici, avec toute cette foule qui s'est déchaînée, je suis d'accord avec Yves Boisvert pour dire que la table semble assez bien mise «pour un autre spectaculaire ratage judiciaire»


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«La construction anglo-saxonne du droit criminel qui veut que l’on accorde la présomption d’innocence à l’accusé est quelque chose de précieux. Mais je dois constater — et c’est cruel pour une juriste — que, quand on est dans des matières comme l’agression sexuelle, ce concept si précieux de la présomption d’innocence vient amplifier les préjugés contre la victime. La présomption, additionnée aux préjugés négatifs, fait qu’on en vient à carrément refuser de croire les victimes jusqu’à créer pour elles une présomption de culpabilité. Elles seraient alors coupables de mentir pour faire condamner sans fondement un homme innocent. C’est une déformation de la présomption d’innocence.»

Je suis entièrement d'accord que le concept de la présomption d'innocence, mal compris, amène le citoyen moyen -et malheureusement aussi le juriste moyen- à faire des raisonnements boiteux. On y assiste actuellement d'une manière alarmante.


Mais cette déformation ne devrait exister, encore une fois, uniquement dans nos cuisines, c'est-à-dire dans la sphère privée ou publique qui ne sont pas la sphère juridique.

Théoriquement, il serait inexact de prétendre qu'à la Cour, la présomption d'innocence de l'accusé, qui est la base de la grille d'analyse du juge, emporte une présomption de turpitude de la plaignante.

Un-e juge peut très bien croire la plaignante quant au fait qu'elle n'a pas consenti, tout en croyant l'accusé lorsqu'il dit qu'il croyait qu'elle consentait, pour autant que cette croyance soit raisonnable.

Or, puisqu'on semble être encore au Moyen Âge, et que la culture du viol est omnipotente, on se fonde sur la présomption d'innocence de l'accusé pour se donner le droit de culpabiliser la victime.

Et les juristes, souvent coincés dans leur schéma cognitif moniste, ont du mal à penser autrement. Seulement dans la foulée d'Alice Paquet, j'ai entendu deux collègues remettre en cause la crédibilité d'une plaignante 1) en raison de l'absence de plainte spontanée et 2) en raison du fait qu'elle pourrait être retournée voir son agresseur. À croire que la Cour suprême, depuis 1980, fondée sur des études psychologiques, sociologiques, sexologiques, a parlé pour rien, même aux avocats.


Tout ça pour dire que la culture du viol ne devrait pas, théoriquement, se transposer à la Cour.

Mais qu'elle risque, dans les faits, d'y être amenée par la porte d'en arrière sans que les acteurs ne s'en aperçoivent parce qu'ils sont coincés dedans.

Tout ça pour dire, en fait, que j'ai changé d'idée devant la ruée misogyne à laquelle j'assiste et que je crois qu'il y aurait peut-être lieu de se taire et d'attendre que s'entament les procédures judiciaire avant que les dégâts deviennent indélébiles.

Sur ce, je me tais. 

vendredi 21 octobre 2016

Les trois niveaux d'agression sexuelle

Lise Ravary écrit dans le Journal de Montréal:

«Certaines féministes brandissent cette statistique insensée qui veut que 73 % des femmes soient victimes d’agression sexuelle. Wô les filles. Il faudrait définir agression sexuelle. Entre un viol avec un couteau sur la gorge et une main baladeuse, il y a un monde de différence.»

Oui, évidemment, il y a une différence entre une agression sexuelle simple, une agression sexuelle armée ou causant des lésions ou étant commise à plusieurs, et une agression sexuelle grave.  Cette distinction est d'ailleurs prévue par la loi.

Et après? 


En quoi cette statistique est-elle insensée?






mercredi 19 octobre 2016

Propagande haineuse, menace et intention criminelle


En réaction à la parution du livre Les superbes de Léa Clermont-Dion et Marie-Hélène Poitras, un personnage visiblement dérangé, mais peut-être pas au point d'être non criminellement responsable,  a publié un tweet abject incitant à la haine des femmes, ce qu'on appelle plus largement de la propagande haineuse.

L'expression «propagande haineuse» en droit criminel canadien est générique et comprend l'incitation au génocide et l'incitation à la haine.





Les propos tenus semblent correspondre à la définition de l'infraction d'incitation à la haine qui se trouve à l'article 319 du Code criminel:



Des modifications ont effectivement été apportées à ce crime tout récemment en 2014 pour y inclure le sexe, c'est-à-dire les femmes, comme groupe visé.



Historiquement, cet article ne concernait que les groupes ethniques et religieux. En 2004 on y a ajouté l'orientation sexuelle, puis en 2014 le sexe, l'âge et le handicap [1].

Le tweet semble comporter, donc, une incitation à la haine envers le femmes, à l'instar du défunt site internet d'un certain Jean-Claude Rochefort, masculiniste avoué, un autre vénérateur Marc Lépine, à une époque où le crime d'incitation à la haine des femmes n'existait pas puisque seule l'incitation à la haine d'un groupe raciale ou religieux était criminelle.

Ce temps est révolu

Le tweet en question ne semble pas constituer une menace. Aucun geste n'est prévu. On ne menace pas de tuer des femmes, on idolâtre ceux qui le font: nuance.

Quoi qu'il en soit, et c'est l'objet, ou le prétexte, de ce billet, un porte-parole de la S.Q. a «rappelé à la population» que le fait de menacer, peu importe l'intention, constitue un acte criminel: [2]

« L'enquête est en cours et tout propos haineux ou menaçant fera l'objet d'une enquête, a confirmé Daniel Thibodeau, porte-parole de la SQ. On tient à rappeler à la population que le fait de proférer des menaces, peu importe l'intention, même sur l'internet, constitue un acte criminel qui est pris au sérieux. »  [2]

Nonobstant le fait que je ne vois pas où est la menace dans ce tweet qui, encore une fois, constitue plutôt une incitation à la haine, il est absolument faux de dire qu'une menace peut exister sans intention

Aucun crime n'existe sans intention. Il y a toujours deux composantes à une infraction criminelle: le geste ou les mots, ou encore l'omission de poser un geste nécessaire en matière de négligence (qu'on appelle l'actus reus), et l'intention coupable (qu'on appelle la mens rea).

Encore une fois, un crime ne peut exister sans intention, en tout cas pas dans notre droit, et nulle part en common law d'ailleurs.

Dans le cas de la menace, l'intention requise pour qu'il s'agisse d'une infraction criminelle est l'intention de faire peur ou que les propos soient pris au sérieux.
 Dans le cas du harcèlement, pour donner un exemple apparenté*, l'intention requise pour qu'il s'agisse d'un crime est moins précise que celle de la menace, il s'agit d'une intention d'insouciance, c'est-à-dire que la personne se fiche de savoir si son comportement fait en sorte que la personne visée se sente harcelée ou pas.


Vous aurez compris que le crime de harcèlement, qui requiert un niveau d'intention moins élevé, est plus facile à prouver que le crime de menace qui exige la preuve hors de tout doute raisonnable que l'accusé avait réellement, spécifiquement, l'intention de faire peur à la personne qui reçoit le message, alors que pour prouver le harcèlement, il suffit de prouver -toujours hors de tout doute raisonnable, que l'accusé est insouciant quant à l'effet de son comportement sur sa victime

 

Dans le cas de l'incitation à la haine, deux manières de commettre le crime existent, comme on le voit sur l'image reproduite plus haut de l'article 319 (1) et (2) du Code criminel:

La première, 319 (1), l'incitation publique à la haine, comporte une intention plus générale s'apparentant à l'insouciance, un peu comme le harcèlement, alors que la seconde, 319 (2), fomenter volontairement la haine, comporte une intention spécifique de fomenter la haine, un peu comme la menace. Dans tous les cas, une intention criminelle, coupable, mauvaise, est requise

On ne peut pas commettre un crime sans faire exprès, on ne peut pas commettre un crime par accident, on ne peut pas commettre un crime sans être conscient… On ne peut pas commettre un crime sans intention.

En espérant que le policier de la S.Q. ait été mal cité, parce que bien que les policiers ne soient pas des juristes, ils sont quand même les intervenants de première ligne dans notre système de justice pénale et que l'erreur commise est grave: l'intention, c'est la base du droit criminel.

 







[2] La Presse, 18 octobre 2016, «Un tweetviolent sur Les Superbes mène à une enquête de la S.Q.», Audrey Ruel-Manseau

* Je parle d'un exemple apparenté parce que les femmes en général, et les féministes en particulier,  sont victimes de harcèlement criminel constant sur les réseaux sociaux et, contrairement à ce qu'on est portés à croire même comme juriste, la répétition n'est pas toujours nécéssaire pour qu'on soit face à du harcèlement.