samedi 15 décembre 2018

Le Tribunal déclare l'accusé coupable d'agression sexuelle



Stupéfaite devant ces affirmations selon lesquelles il est quasiment impossible de faire condamner un agresseur sexuel, j'ai fait une petite recension maison.

Sur un moteur de recherche juridique, j'ai ouvert chaque jugement de 2018 concernant un ou plusieurs chefs d'agression sexuelle. Je n'ai regardé que les causes concernant des accusés majeurs, et je n'ai pas pris en compte  les jugements sur la peine après un plaidoyer de culpabilité qui se dénombrent par centaines.

Il s'agit donc uniquement de jugements après un procès d'agression sexuelle subi par un accusé adulte qui ont été tenus, et dont le verdict est publié sur le site d'Institut canadien d'information juridique.




11 déc. 2018:              R. c. Bah, district de Montréal: Coupable d'agression sexuelle

29 novembre 2018:     R. c. Cayer, district de Shawinigan - coupable d'agression sexuelle

13 septembre 2018:     R. c . Bovi, district de Montréal: coupable d'agression sexuelle.

23 juillet 2018:             R. c. Daraîche, district de Montréal, coupable d'agression sexuelle

12 juillet 2018:              R. c. Leblanc, district de Kamouraska, coupable d'agression sexuelle

4 juillet 2018:                R. c. Gul, district de Longueuil, coupable d'agression sexuelle

27 juin 2018:                   R. c. Pinard, district de Longueuil, coupable d'agression sexuelle

1er juin 2018:                   R. c. Proulx, district de Gatineau, coupable d'agression sexuelle

31 mai 2018:                    R. c. Deramchi, district de Joliette, coupable d'agression sexuelle

30 mai 2018:                    R. c. Grenier, district de Shawinigan, coupable d'agression sexuelle

24 mai 2018:                     R. c. Gravel, district de Montréal: coupable d'agression sexuelle.

16 mai 2018:                     R. c. V.M., district de Québec, coupable de contact sexuel 

14 mai 2018:                      R. c. I.J., district de Longueuil, coupable d'agression sexuelle.

7 mai 2018:                         R. c. Y.G., district de Trois-Rivières, coupable d'agression sexuelle.

4 mai 2018:                         R. c. Trudel, district de Drummondville, coupable d'agression sexuelle

4 mai 2018:                     R. c. Boivin, district de Rimouski,  coupable d'agression sexuelle

24 avril 2018:                     R. c. G.P., district d'Abitibi, coupable d'agression sexuelle.

23 avril 2018:                     R. c. Bien-Aimé, district de Montréal, coupable d'agression sexuelle

16 avril 2018:                     R. c. J.P.., district de Trois-Rivières, coupable d'agression sexuelle.

12 avril 2018:                     R. c. En Namil, district de Drummondville, coupable d'agression sexuelle

10 avril 2018:                     R. c. Trottier, district de Québec, coupable de contact sexuel 

9 avril 2018:                        R. c. J.M.R., district de Beauce, coupable d'agression sexuelle

19 février 2017:                R. c. Gingras, district de Trois-Rivières, coupable d'agression sexuelle.

16 février 2018:                R. c. Audet, district de Québec, acquitté de tentative d'agression 
                                                         sexuelle (mais coupable de voie de fait et  de menace)

è C'est le premier acquittement que je croise.


12 février 2018:                R. c. Lemonde, district d'Iberville, coupable d'agression sexuelle.

9 février 2018:                  R. c. Émond, district de Longueuil, coupable d'agression sexuelle.

2 février 2018:                R. c. Guérard, district de Joliette, coupable d'agression sexuelle.

1er février 2018:               R. c. G.L., district de St-Hyacinthe, acquittement


è C'est le second acquittement que je croise.


31 janvier 2018:                R. c. Haymond, district de Montréal, coupable d'agression sexuelle.

16 janvier 2018:                R. c. M.B., district de St-Jérôme, coupable d'agression sexuelle.


Sur 30 verdicts donc, deux acquittements.

Je ne dis pas que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais il faut cesser de dire qu'il est impossible de faire condamner un homme accusé d'agression sexuelle. Ce genre d'affirmation est beaucoup plus susceptible de décourager les femmes à porter plainte que de dépeindre un portrait conforme à la réalité.

Il y a certainement place à amélioration dans le système de justice criminelle, évidemment, mais l'idée d'abaisser le fardeau de la preuve afin d'obtenir plus de condamnations est fondée sur rien sinon des mythes et une mauvaise connaissance du droit criminel et de la réalité judiciaire.


Et quelques citations instructives...

Adopter le raisonnement de la défense équivaudrait à accepter un comportement sexuel basé sur des stéréotypes selon lesquels une femme intoxiquée qui fait des avances consent nécessairement à avoir des relations sexuellesmême si elle est totalement incapable de consentir.
 Le juge Jacques Lacoursière, R. c. Cayer, 29 novembre 2018

 Même en tenant pour acquis que cet élément est suffisant pour conclure à la vraisemblance du moyen de défense, le Tribunal constate que les circonstances exigeaient de l'accusé qu'il prenne les mesures raisonnables pour s'assurer du consentement de M.N.
La juge Linda Despots, R. c. Bah, 11 décembre 2018 

Une femme a le droit d'exprimer librement certains désirs sexuels, sans perdre le droit de changer d'avis ou de refuser d'aller plus loin, même si elle a initié les contacts.  Toute personne peut, à tout moment, même si elle y a préalablement consenti, refuser de poursuivre une relation sexuelle qu'elle aurait elle-même initiée.
La juge Claire Desgens, R. c. En Namli, 12 avril 2018

Dans l'évaluation de sa crédibilité,
le Tribunal prend en compte qu'elle témoigne sur des événements survenus à une période où elle consommait de la drogue et que ses souvenirs peuvent en être affectés.
Les contradictions et divergences dans son témoignage compte tenu de ses explications ne sont pas de nature à affecter sa crédibilité.
La juge Chantale Pelletier, R. c. Trottier, 10 avril 2018 

Le Tribunal a étudié attentivement le témoignage de l'accusé et il doit en venir à la conclusion qu'il ne dit pas la vérité 

 Le juge Christian M. Tremblay, R. c. Daraîche, 23 juillet 2018 

jeudi 13 décembre 2018

Quatorze femmes, Rozon et le système de justice


Le sujet est délicat. quatorze femmes ont déposé une plainte criminelle contre Gilbert Rozon pour agression sexuelle. Quatorze. Comme les victimes de la polytechnique. Ça frappe.

Le ministère public a annoncé hier qu'une seule des plaintes a été retenue et que des accusations de viol et d'attentat à la pudeur[1] sont portées contre Gilbert Rozon pour des gestes commis sur une période de quelques mois en 1979.

On lit ce matin, sans surprise, que le système de justice ne fonctionne pas. On demande même d'abaisser le fardeau de preuve en matière d'agression sexuelle. La fameuse preuve hors de tout doute raisonnable ne serait plus nécessaire. Quel serait alors le fardeau de preuve? On ne le sait pas, sans doute quelque chose qui ressemblerait à celui du droit civil, c'est-à-dire celui de la balance des probabilités. Est-il plus probable ou moins probable que le crime a été commis?

Mais on parle ici d'acte criminel, pas de faute civile, pas de harcèlement sexuel au travail, pas d'inconduite sexuelle. On parle d'accusations criminelles qui mènent à des condamnations criminelles. Appliquer un fardeau aussi faible n'a pas de sens.

On dit aussi que le droit criminel exige que les témoignages soient corroborés ,ce qui est impossible puisque les agressions sexuelles se produisent dans l'intimité. C'est faux. Le témoignage d'une plaignante n'a plus à être corroboré depuis 1983, et quand une accusation criminelle d'agression sexuelle estportée, et que le procès a lieu, il y a beaucoup plus de condamnations -j'inclus ici les plaidoyers de culpabilité- que d'acquittements.

Le problème est donc en aval, le problème serait à l'étape de la réception de la plainte. Exactement à l'étape où il y a eu cette semaine un refus d'accuser.

On dit que le système ne fonctionne pas, mais sans savoir pourquoi le ministère public a refusé de porter les accusations. Si on le savait, ce serait sans doute utile. Parce qu'il est évident que des nouvelles comme celles-là peuvent décourager des victimes à porter plainte.

Sommes-nous dans un cas où, exceptionnellement, le ministère public devrait sortir de sa prérogative et expliquer sa décision. Possiblement. Mais sans dévoiler la preuve qui n'a pas à être connue et sans humilier les plaignantes. 

Ces femmes n'ont pas menti. Yves Boisvert l'expliquait très justement dans la Presse ce matin. La question n'est pas là. 

La première question est celle de savoir si, au terme d'un procès criminel, une condamnation est possible.

Parfois, effectivement, le témoignage n'est pas assez solide, et en matière d'agression sexuelle c'est souvent sur la question de l'absence de consentement que la preuve est difficile à faire. Car oui, l'absence de consentement est un élément essentiel de l'agression sexuelle et cette absence de consentement doit donc être prouvée hors de tout doute raisonnable.

La manière dont la Cour suprême a construit la méthode d'analyse est simple[2]: si la plaignante est crue sur l'absence de consentement, l'actus reus est prouvé, ce qui veut dire que l'ACTE est, dans la perspective de la plaignante, une agression sexuelle.

Il faut ensuite aller vérifier si l'accusé savait qu'elle ne consentait pas ou s'il a été insouciant sur le fait qu'elle consente ou non.

Je le répète, quand on se rend à procès et que cette analyse est faite,l'accusé est le plus souvent condamné (s'il n'a pas plaidé coupable avant, ce qui entraîne aussi une condamnation).

On ne sait pas grand-chose de la preuve des quatorze dossiers, mais on en sait quand même un peu, parce que les plaignantes ont témoigné dans les médias.

On sait par exemple quedans le cas de l'une des plaignantes, elle n'était pas certaine à 100% queRozon était bien son agresseur. On fait quoi avec un dossier comme ça quand on est une procureure de la poursuite responsable d'autoriser la plainte ou pas? On va à procès? Avec une femme qui témoignera ne pas être sûre  que la personne qui l'a agressée est bien Gilbert Rozon? Ou alors on fait comme le suggère certains et on abaisse le fardeau? Si elle est sûre à 65%, l'identité est prouvée? Veut-on vraiment vivre dans un système où des gens sont condamnés pour des agressions sexuelle à 50% +1 ?

On sait aussi qu'une des plaignantes a subi des gestes déplacés de la part de Gilbert Rozon alors qu'elle avait 15 ans. #OnVousCroit dit le hashtag. Je la crois aussi. J'ai lu son témoignage dans La Presse.

«Il m’a pressé contre lui et m’a demandé de l’embrasser, mais j’ai dit non»

Rozon se serait mis à rire. L'été suivant il l'a encore harcelée, entre autres en lui prenant les hanches.

Ce que cette fille de 15 ans a subi est inacceptable. Il s'agit d'inconduite sexuelle qu'il faut dénoncer. C'est là toute la pertinence de mouvements comme #MeToo , #MoiAussi,  #BalanceTonPorc. Dans son cas, le harcèlement sexuel au travail était aggravé par le fait que le harceleur était en position d'autorité.

Mais il ne s'agit pas, ou en tout cas très difficilement, d'agression sexuelle au sens du Code criminel. Une telle plainte ne peut pas être reçue, il serait absolument injuste de faire vivre à cette femme un procès sachant sans l'ombre d'un doute que le harceleur sera acquitté.

J'ai lu sur un média social qu'une des plaignantes a décidé de porter plainte un peu après les autres «pour être sûre qu'il ne s'en sorte pas».  J'ignore si c'est vrai, mais tenons pour avérée la déclaration…  Ça ne veut pas dire que Rozon ne lui a rien fait, ça ne veut pas dire qu'elle n'a pas été blessée par lui, mais une telle déclaration, si elle s'est retrouvée dans les notes de la police, notes qui seront communiquées à la défense, ne va pas l'aider sur le plan de la crédibilité, surtout si les geste posés étaient, eux aussi, très flous quant à leur qualification.

Il faut cesser de répandre des mythes qui font peur aux victimes. C'est paradoxal de s'inquiéter du fait que les victimes n'osent pas porter plainte tout en véhiculant sur le système de justice des mythes ancestraux.

Il est faux de dire que le témoignage d'une victime doit être corroboré[3]; il est faux de dire qu'un avocat de la défense va contre-interroger la plaignante sur sa vie sexuelle[4]; il est faux de prétendre qu'il faut courir à la clinique sans se laver une heure après les faits[5].

(Concernant cette règle ancienne de la déclaration spontanée, c'est tellement faux de dire qu'elle existe encore que le seul dossier retenu dans l'affaire Rozon concerne des faits qui datent de 1979.)

Par contre, comme dans tous les procès et dans tous les domaines de droit, il est bien évident que des incohérences peuvent ressortir d'un témoignage. Si un plaignant, dans n'importe quel type de procès, dit que ça c'est produit en hiver et plus tard qu'il était dehors en gougounes, ça risque effectivement de semer une doute (raisonnable).

Des incohérences peuvent ressortir aussi entre un témoignage et un autre. Plus il y aura eu de déclarations dans les médias, à la Cour ou ailleurs, plus des contradictions risquent de poindre. C'est vrai dans toutes les matières, pas seulement dans les cas d'agression sexuelle.

Des témoignages peuvent aussi être contaminés. Encore une fois dans toutes les matières. Ici, on a des femmes qui se sont regroupées pour porter plainte, qui se sont parlé, qui ont discuté de ce qu'elle ont vécu. Il se peut fort bien que, sans le vouloir, le témoignage de l'une ait influencé ou modifié ou perturbé le souvenir de l'autre.

J'ai d'ailleurs noté que, concernant la plainte qui a été retenue, la plaignante  ne fait pas partie du «groupe» qui s'est créé dans la foulée de #metoo. Ce qui porte à croire qu'elle n'a pas discuté avec les autres.  

Les quatorze femmes qui ont porté plainte contre Rozon ont certainement vécu des choses désagréables avec lui. Elles ont été crues et, même si je n'ai pas de canal privilégié, je sais pour fréquenter le palais de justice de Montréal que les procureures au dossier[6] ont travaillé fort et qu'elles l'ont fait avec autant d'empathie que de détermination.

Et elles en sont venues à la conclusion qu'il n'y avait pas matière à porter des accusations criminelles.

Dans certains cas parce que la preuve n'était pas faisable, dans d'autres parce que les gestes en cause ne constituaient pas des agressions sexuelles au sens du droit criminel.

Harcèlement sexuel au travail, inconduite sexuelle, comportement déplacé, agressivité, abus d'autorité. Ce sont là autant de gestes abusifs posés à l'endroit de femmes le plus souvent, mais pour lesquels le droit criminel ne peut pas toujours intervenir.

Ce qui ne change rien à la poursuite civile entreprise par le groupe des «Courageuses» contre Gilbert Rozon. Le refus de porter une accusation criminelle ne veut pas dire que l'homme n'a pas commis de faute civile.


J'ai parlé longuement ici des modifications historiques du droit criminel canadien en matière d'agressions sexuelles:  
Petite histoire du viol

Et ici de la méthode d'analyse pour faire la preuve de l'agression sexuelle:  



[1] Des crimes qui existaient à l'époque et qui n'existent plus aujourd'hui.
[3] Cette exigence a été abolie en 1983
[4] C'est illégal, depuis 1983 aussi
[5] Règle de preuve aussi abolie en 1983
[6] Je féminise en raison de la prépondérance du nombre.