vendredi 26 août 2011

Strauss Kahn – Retrait des accusations


On me demande de commenter la décision du Procureur de l'État de New-York d’abandonner les accusations dans le dossier de Dominique Strauss Kahn.

C’est qu’il y a peu à dire, ma foi.

Que le ministère public « drop les charges », pour parler français, est une chose très fréquente, et presque systématique lorsqu’il n’a plus lui-même confiance en son principal témoin. On en parle beaucoup -trop?- cette fois-ci parce que l'affaire était déjà hyper médiatisée, simplement.

En Common Law, la preuve de la culpabilité doit être faite « hors de tout doute raisonnable ».  Ce concept de doute raisonnable, cette norme de preuve, ce fardeau de preuve rigoureux imposé à l'État, est ce qu'il y a de plus fondamental dans notre système de justice criminelle parce que la présomption d'innocence en est tributaire.  



Au fait, concernant le fardeau de preuve hors de tout doute raisonnable, je tiens à souligner qu'il s’agit d’un concept juridique et non d'une métaphore ou d'une expression langagière.  « Proof beyond reasonable doubt» en anglais.  On ne peut pas galvauder ou pervertir la formulation, comme je l'ai lu et entendu tant de fois cette semaine chez des journalistes européens alors qu'on parlait de preuve «Au-delà du doute raisonnable »,  de preuve « par delà le doute » et j'en passe.


Je cite ici un extrait de l’arrêt Lifchus [2] de la Cour suprême du Canada :

« La charge qui incombe au ministère public de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable est inextricablement liée à la présomption d’innocence.  Il est d’une importance fondamentale pour notre système de justice pénale que les jurés comprennent clairement le sens de cette expression.  Il s’agit de l’une des principales mesures de protection visant à éviter qu’un innocent soit déclaré coupable.  Les affaires Marshall, Morin et Milgaard sont un constant rappel que notre système, malgré toutes les mesures de protection qu’il comporte en faveur de l’accusé, peut néanmoins donner lieu à des erreurs tragiques.  L’objectif de la justice pénale doit être la tenue d’un procès équitable.  Il ne peut y avoir de procès équitable si les jurés ne comprennent pas clairement le concept de base et fondamentalement important de la norme de preuve que le ministère doit respecter pour obtenir une déclaration de culpabilité. »

Si le ministère public lui-même remet en question la crédibilité de son témoin principal – et dans une cause d’agression sexuelle le témoignage de la plaignante est vraiment la pierre angulaire de l’affaire – comment penser qu’un jury pourrait croire à la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable?

Ce n’est pas une atteinte à l’intégrité des femmes, ni un manque de respect à l’endroit des victimes d’agression sexuelle.  C’est une décision qui ne concerne que la probabilité raisonnable de condamnation de l'accusé.  Ayant analysé toute sa preuve, le Procureur de l’État de New-York a jugé qu’il n’y avait aucune probabilité raisonnable de condamnation, vu la fragile crédibilité de son principale témoin.

Car le ministère public doit prouver non pas qu'il y a eu rapport sexuel - un rapport médical est à l'effet qu'il y a eu une «relation sexuelle précipitée» et pour ce que je connais du dossier, la relation sexuelle aurait été assez facile à prouver, voire admise par la défense (c'est-à-dire par Strauss Kahn et ses avocats), mais bien qu'il y avait absence de consentement lors de cette relation sexuelle.

Et je vous assure que si le ministère public lui-même d'avis que sa plaignante est peu crédible, c’est que les chances de condamnation devaient vraiment être bien ténues, pour ne pas dire inexistantes.

DSK moralement coupable?

On se demande partout si Domininque Strauss Kahn est coupable malgré ce retrait des accusations.   Légalement, Dominique Srauss-Kahn n’est pas coupable.  Il se retrouve au point où il était avant d’avoir été arrêté, c'est-à-dire libre et innocent. 

Maintenant, ça ne veut pas dire que les gestes répréhensibles n’ont pas été posés.  Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu agression sexuelle.  Sauf que le droit et la justice exigent que la culpabilité soit prouvée, et non suspectée, ou supputée.

Vous connaissez l'adage?   Vaut mieux dix coupables en liberté qu’un seul innocent en prison.  

La culpabilité ou la non-culpabilité morale de Dominique Strauss-Kahn ne relève pas du droit, ni même de la justice, elle relève de Dieu.  Ou d’une éthique kantienne qui n’est pas du ressort de la justice criminelle.

Poursuite civile?

La plaignante pourrait engager une poursuite civile contre Dominique Stauss Kahn et elle pourrait avoir gain de cause puisque le fardeau de preuve n'est pas le même.  Alors que la preuve en droit criminel doit être faite hors de tout doute raisonnable, elle doit être faite suivant la prépondérance de preuve en droit civil, ou suivant la balance des probabilités.  La fameuse balance.  Le juge (ou le jury au États-Unis, nous n'avons pas de procès civil devant jury au Canada) devra analyser la preuve, la soupeser, et voir de quel côté la preuve est la plus lourde, de quel côté penche la balance, du côté de la demanderesse, ou du côté du défendeur.


C'est ce qui s'était produit dans l'affaire d'OJ Simpson.  Alors que le fameux gant, qui ne seyait pas à la main de l'accusé, avait soulevé un doute raisonnable dans l'esprit des jurés au procès criminel, la procédure civile a mené à une conclusion de responsabilité de Simpson pour le meurtre de son ex femme, parce que dans la balance, la preuve était plus lourde du côté de cette responsabilité.  


Quand il s'agit de droit fondamentaux, de présomption d'innocence, d'atteinte à la liberté de l'individu, on ne peut pas se contenter de mettre des éléments de preuve dans une balance pour voir s'il y a une probabilité plus grande que l'accusé soit coupable.  Le fardeau de l'État poursuivant doit être plus lourd.  Et c'est la preuve hors de tout doute raisonnable.