Comme je n'ai pas vu le film La parfaite victime, je peux difficilement commenter en détail. J'ai lu les commentaires de mes collègues de l'Association des avocates et avocats de la défense du Québec dans leurs entretiens avec Sophie Durocher et je suis en totalité d'accord avec eux et elles.
Mais j'ai envie de renchérir.
Je note d'abord que tant le titre que l'affiche rappellent l'idée d'un polar, d'un film de suspense, un thriller policier ou psychologique... Il faut attirer le public, j'imagine, même avec ce qui se présente comme un documentaire.
Je sais aussi que ce qui est véhiculé dans le film participe d'une distorsion cognitive tenace au Québec depuis quelques années: des fausses croyances concernant le traitement des dossiers de crimes à caractère sexuel.
Sur le film que je n'ai pas vu, donc, quelques commentaires:
Trois avocats de la défense sont interviewés. Trois hommes. Aucune avocate. Pourtant, même en droit criminel, elles sont maintenant majoritaires. Surtout à la poursuite, mais de plus en plus, aussi, en défense.
De ces trois avocats, aucun ne fait partie de ceux qui, dans le milieu, sont considérés comme ayant une expertise particulière en matière d'infractions d'ordre sexuel. Je pense entre
autres à ma collègue Marie-Ève Landreville et je me demande
pourquoi, dans un film sur le traitement des dossiers d'agressions sexuelles au
Québec, on n'a pas interviewé au moins une avocate de la défense ayant une réelle expertise pratique dans ce domaine.
Deux des avocats interviewés disent gagner tous leurs procès d'agressions
sexuelles. C'est faux. La réponse complète a dû être coupée au montage. Aucun.e
avocat.e de la défense ne «gagne» toutes ses causes. Au contraire. Pour être criminaliste en défense, il faut accepter de perdre, parce qu'on perd le plus souvent. Qui plus est, il ne faut pas parler de
victoire dans des dossiers comme ceux-là, il faut au contraire faire preuve de
sobriété et de respect pour les plaignants. Et en matière d'agressions sexuelles comme dans les autres matières, une fois que la plainte est autorisée, il y a
plaidoyer de culpabilité dans la plupart des cas. Un plaidoyer de culpabilité,
c'est une condamnation. Et si la cause «va à procès», l'accusé est le plus souvent condamné.
Oubliez la
fameuse pyramide qui circule depuis quelques années, elle fausse complètement la réalité, donc masque la vérité. Il faut lire les documents de statistiques Canada et mettre de côté cette pyramide trompeuse.
Les chiffres maintenant.
Il est rapporté dans ce film une statistique que personne dans le milieu ne comprend: 20% des plaintes d'agressions sexuelles seraient retenues par le DPCP selon les réalisatrices. Or, Rachelle Pitre, procureure aux poursuites criminelles et pénales, la boss de l'équipe des agressions sexuelles à Montréal, celle qui reçoit toutes les plaintes sur son bureau, parle plutôt de 70% des plaintes qui sont autorisées.
Pourquoi ce
chiffre de 20% alors? Il sort d'où? Il est balancé dans quel but?
Mais Rachelle
Pitre n'a pas été consultée par les journalistes qui signent le film, elle qui
est certainement une des sommités au Québec en matière de crimes à caractère
sexuel.
Ni le Barreau, ni
aucune association d'avocat.e.s criminalistes en défense n'ont été consultés, ne
serait-ce que pour obtenir des références de personnes compétentes qui pratiquent dans le domaine.
Julie Desrosiers, professeure de droit criminel à l'Université Laval qui est l'autrice de la Bible du droit criminel en matière d'agressions sexuelles: pas consultée.
Je donne un cours
à l'UQAM qui s'intitule La sexualité et la Loi. 45 heures sur les
infractions d'ordre sexuel en droit criminel au pays dans une perspective
historique, sociologique et féministe. Je n'ai pas été consultée, pas plus que
la professeure qui a bâti ce cours, Lucie Lemonde.
Notre profession est bourrées de jeunes avocates de la défense talentueuses, féministes, qui acceptent des causes d'agressions sexuelles et qui le font dans le respect des plaignantes. Où sont-elles dans ce film?
Où est Louise Viau, professeure émérite en droit criminel à l'Université de Montréal? Où est Anne-Marie Boisvert, professeure titulaire en droit criminel à l'Université de Montréal? Où sont, dans ce film, les intellectuel.les du droit criminel qui ont réfléchi au sujet, qui ont participé aux réformes historiques et qui sont sont capables de poser un regard critique sur le système?
La seule experte dans le domaine qui participe au film est Nadine Haviernick, une procureure aux poursuites criminelles et pénales. Une brillante avocate, capable de nuances, mais il semble que le traitement de son propos soit resté bien superficiel. Encore une affaire de montage, probablement.
Aussi, il est faux de
prétendre que les plaignantes ne sont pas accompagnées pendant le processus,
elles le sont plus que dans toute autre matière. On peut voir et entendre dans la bande-annonce l'avocate et directrice de Juripop, Sophie Gagnon, répondre «personne» à la question «qui représente les droits des victimes?». C'est là ne montrer aucune considération aux procureures aux poursuites criminelles et pénales et à toutes les intervenantes des organismes d'accompagnement présents à la Cour pour les victimes alléguées. Cet accompagnement n'enlève sans
doute pas leur souffrance, mais ce n'est pas une raison pour pervertir la
réalité.
Enfin, pour finir sur le film, il est énoncé que de porter
une cause en appel est une procédure dilatoire.
Cette affirmation est scandaleuse. Mais surtout: aucun.e avocat.e d'appel n'a été consulté.e sur ce sujet.
Je pense entre autres à Maude Pagé-Arpin, une criminaliste en défense qui ne
fait que des appels et qui est aussi chargée de cours à l'Université de
Montréal.
Maintenant, concernant le droit criminel et les infractions d'ordre sexuel. Parce qu'il faut aussi dire le vrai.
LA PLAINTE SPONTANÉE
Il existait
anciennement une règle -la «clâmeur publique» qu'elle s'appelait- voulant que la plainte d'agression sexuelle devait être
faite spontanément, c'est-à-dire immédiatement après l'agression.
Cette règle a été abolie en 1983 et son abolition est codifiée au Code criminel canadien:
Abolition des règles relatives à la plainte spontanée
275 Les règles de
preuve qui concernent la plainte spontanée sont abolies à l’égard des
infractions prévues aux articles 151, 152, 153, 153.1 et 155, aux paragraphes
160(2) et (3) et aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 et 273.
LA CORROBORATION
DU TÉMOIGNAGE DE LA PLAIGNANTE
Il existait anciennement une règle voulant que le témoignage d'une femme en matière de crimes sexuels était insuffisant. Il devait y avoir corroboration de ce témoignage.
Cette règle a été abolie en 1983 et son abolition est codifiée au Code criminel canadien:
Non-exigibilité de la corroboration
274 La corroboration n’est pas nécessaire pour déclarer coupable une personne accusée d’une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 153.1, 155, 160, 170, 171, 172, 173, 271, 272, 273, 286.1, 286.2 ou 286.3. Le juge ne peut dès lors informer le jury qu’il n’est pas prudent de déclarer l’accusé coupable en l’absence de corroboration.
En matière d'agression sexuelle, comme en d'autres matières, le témoignage seul de la plaignante suffit pour qu'on puisse mener à bien une poursuite.
LE COMPORTEMENT SEXUEL ANTERIEUR DE LA PLAIGNANTE
Il existait anciennement une règle voulant qu'une plaignante en matière d'agression sexuelle puisse être interrogée sur ses activités sexuelles passées.
Cette règle a été
abolie en 1983 et son abolition est codifiée au Code criminel canadien:
Preuve concernant le
comportement sexuel du plaignant
276 (1) Dans les poursuites pour une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 153.1 ou 155, aux paragraphes 160(2) ou (3) ou aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273, la preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle avec l’accusé ou un tiers est inadmissible pour permettre de déduire du caractère sexuel de cette activité qu’il est :
a) soit plus susceptible d’avoir consenti à l’activité à l’origine de l’accusation;
b) soit moins digne de foi.
C'est seulement dans des cas précis et rares, après avoir présenté une requête à la Cour, qu'il sera possible de poser des questions à une plaignante sur une activité sexuelle antérieure. Par cette requête, l'accusé devra avoir convaincu la Cour que cette preuve est pertinente et nécessaire à la défense de l'accusé. (Parce que oui, il est encore possible de se défendre dans une démocratie…)
LA RÉPUTATION DE
LA PLAIGNANTE
Il existait anciennement une règle voulant qu'on puisse mettre en preuve la réputation sexuelle de la plaignante.
Cette règle a été
abolie en 1983 et son abolition est codifiée au Code criminel canadien:
Preuve de réputation
277 Dans des procédures à l’égard d’une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 153.1 ou 155, aux paragraphes 160(2) ou (3) ou aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273, une preuve de réputation sexuelle visant à attaquer ou à défendre la crédibilité du plaignant est inadmissible.
La réalité de la procédure en matière d'agressions sexuelles, donc, est tributaire de ces règles de droit.
Il faut cesser de prétendre qu'on veut encourager les femmes à porter plainte tout en renseignant erronément ces mêmes femmes sur le traitement des dossiers d'agressions sexuelles.
La critique du système peut certes se faire, parce que ce système n'est pas parfait, et qu'il y a encore place à amélioration dans le traitement des dossiers d'agressions sexuelles. Personnellement, je pense entre autres à la publicité. Des ordonnances de non-publication plus globales, voire sur l'ensemble de la preuve, seraient selon moi susceptibles d'aider les plaignantes à se sentir moins violées à nouveau par le processus.
Ce système, imparfait mais qui fonctionne, doit et devra toujours être critiqué. Et surtout dans une perspective féministe.
Mais il faut une critique basée sur le vrai. Pas un film mené sur la base d'un biais de confirmation où le travail de recherche est incompréhensible et suspect.
C'est bien dommage parce qu'un documentaire sur l'agression
sexuelle en droit canadien, c'aurait été fort intéressant. C'est un sujet passionnant et important.
La suite quand j'aurai vu le film.