dimanche 27 novembre 2011

Le leurre du père justicier

Cette semaine, sur le blogue d’Urbania, Judith Lussier m’a presque lancé un défi dans son texte « les nouveau Fathers for Justice » :  Essayer de dépatouiller, dans une perspective juridique, cette chasse aux pervers [1] que s’est offerte un père de famille pour…  Pourquoi au fait?  Pour se faire justice lui-même?  Pour jouer au policier? Pour venger tous les enfants abusés de la terre?  Difficile à dire.

La vérité, c’est que je n’ai rien de bien captivant à ajouter au texte brillant, à la fois posé et acéré, de Judith Lussier.  J’aurais aimé l’avoir écrit moi-même.

Ceci dit, j’annonce depuis longtemps un billet sur le crime de « leurre sur internet ».

Entrée en vigueur en 2002, c’est une infraction nouvelle, dont la constitutionnalité n’a pas été contestée devant la Cour suprême du Canada. 

Le titre de l’article, «leurre», est trompeur, pour ne pas dire qu'il est lui-même un leurre.  Pourquoi?  Parce que nul besoin de leurre pour que l’infraction soit commise.  Je vous laisse quelques secondes pour le lire:






Quiconque, donc, utilise un ordinateur pour communiquer avec un jeune de moins de 18, ou quelqu’un qu’il s’imagine avoir moins de 18 ans, en vue de faciliter la perpétration de tous les crimes à caractère sexuel du Code criminel, commet l’infraction de leurre.  Même s’il ne leurre pas, c’est-à-dire même s’il donne son nom véritable et son âge véritable et surtout:  même si c'est l'autre qui est en train de le leurrer.

En effet, le crime est possible et punissable même si la « victime » n’en est pas une, même si la « victime » a 50 ans, même si la « victime » est celle qui a initié le contact, même si la victime est un policier.  Ou un ordinateur.

Dès l’adoption de l’article, je voyais poindre les problèmes, et les excès.  Et je ne suis pas médium.  À sa face même, ce crime a un problème : il peut exister sans victime.  Il peut exister uniquement en raison d'une provocation policière [2], il peut être exister même si c’est un père de famille qui a sollicité, dragué, incité, aguiché l’adulte éventuellement fautif en se faisant passer pour une jeune nymphette.  Ça choque. 

La Cour suprême, dans l’arrêt Légaré [3], parle du crime de leurre comme d’un crime «préparatoire».  Ce n’est donc pas un crime substantif.  Un peu comme le complot, la commandite ou la tentative [4].  Ce sont des crimes complets, même si le crime envisagé n’a pas été commis, alors qu’ils n’ont pas de substance, ne sont que conceptuels;  On ne peut pas les voir ni les toucher.  Des crimes de l’esprit, dont l’acte mauvais est celui de comploter, de commanditer, de tenter.

Toutefois, toujours selon l’arrêt Légaré, l’intention derrière l’infraction de leurre doit être réellement celle de vouloir faciliter la perpétration d’un crime à caractère sexuel.

Et pour déterminer l’intention qu’avait un éventuel délinquant, aussi pervers puisse-t-il sembler, il faut un procès.  Un procès pendant lequel toutes les circonstances entourant la communication qui a eu lieu entre le vieux et la jeune, ou le vieux et l’autre vieux qui se fait passer pour une jeune, doivent être mises en preuve.  Un procès ou l’accusé pourra, s’il le souhaite, faire valoir une défense.  Et s’il le souhaite, témoigner pour sa défense.

L’intention seule, le fantasme, n’est jamais un crime au Canada.  Heureusement

Et on ne sait rien de l’intention des ces prétendus vicieux lorsqu’ils se sont connectés à un site dédié aux jeunes.  Chose certaine, ils ont été hameçonnés par Dany Lacerte.  Entrapment.  C’est vraiment de l’entrapment citoyen, de la provocation citoyenne.  Exactement ce que les policiers n'ont pas le droit de faire.

Car, je le répète, on ne saura jamais, sauf si se tiennent des procès, si ces pseudo-pédos auraient initié eux-mêmes une conversation érotique sans le concours du bon père de famille. Et surtout, on ne saura jamais si leur intention était réellement de faciliter la perpétration d’un crime à caractère sexuel.   Le crime, c'est ça.

Vous en doutez?  Mais ce n’est pas exactement ça, le doute raisonnable.  Et c’est au Ministère public qu’appartient la tâche, la tâche et le fardeau, de prouver, hors de tout doute raisonnable, que le bonhomme avait l’intention de faciliter la perpétration d’un autre acte criminel.

Je me pose une question, depuis 2002, et les tribunaux n’y ont pas répondu.  Nous avons au Code criminel un crime d’incitation à avoir des contacts sexuels avec un jeune de moins de 16 ans.  J’en parlais ici.  À quoi sert le crime de leurre alors?  Le crime d’incitation peut très bien englober les cas de communications via internet…  Et peut-être que le crime d’incitation, seul, n’aurait pas mené à cette chasse à laquelle le bon citoyen veut lui-même participer en se faisant passer pour Lolita. 

Car le crime d’incitation a ceci de clair : la victime est une victime.  La victime est une mineure.  La victime n’est pas un faussaire, ni un robot.



[1] Titre volé à Pascal Henrard sur Branchez-vous :  le texte est ici.
[2] C’est la traduction correct d’entrapment, mais dans le jargon, on utilise beaucoup l’expression anglaise. L’entrapment est un moyen de défense de Common Law, c'est-à-dire un moyen de défense qui n’est pas codifié :  « Je ne l’aurais pas fait si le policier ne m’y avait invité »
[3] [2009] 3 R.C.S. 551
[4] On parle d’infractions inchoatives.

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