Admettons
que la loi soit destinée à définir des infractions,
que l’appareil
pénal ait pour fonction de les réduire
et que la
prison soit l’instrument de cette répression ;
alors il faut
dresser un constat d’échec.
Michel Foucault, Surveiller et punir
Michel Foucault, Surveiller et punir
On s’indigne de la condamnation criminelle de cette jeune femme qui a stoppé sa voiture sur une autoroute pour sauver une famille de canards.
Un jury de douze personnes a jugé cette femme coupable de
négligence criminelle ayant causé la mort de deux personnes, ainsi que de
conduite dangereuse ayant causé la mort de deux personnes[1].
Pourtant, elle n’a pas voulu mal faire ; pourtant, elle
a seulement été insouciante, téméraire, négligente, mais elle n’était motivée d’aucune
intention malveillante (dans son cœur).
C’est que la négligence criminelle est un crime complexe,
peut-être même étrange. Dans l’arrêt Anderson de la Cour suprême du
Canada, le juge Sopinka écrivait : «Ce domaine du droit, tant ici que dans
les autres pays de common law, s’est révélé l’un des plus difficiles et des
plus incertains de tout le droit criminel»[2].
D’abord, la négligence ne devient criminelle que s’il en
résulte blessure ou décès. Contrairement
à la conduite dangereuse qui peut se qualifier de criminelle même sans
conséquences désastreuses, la négligence doit causer des lésions ou la mort
pour être un crime. Autrement, il peut s’agir
de négligence pénale, mais il ne s’agira jamais d’un crime. Déjà là, on saisit l’anomalie : le même
comportement, exactement, sans décès, n’eut pu se qualifier de négligence
criminelle[3].
Pourtant, l’intention ayant motivé le geste
eut été la même.
Pour déclarer Emma Czornobaj coupable de négligence criminelle (et de conduite dangereuse causant la mort), les jurés ont reçu des
directives de la juge Éliane Perreault.
Et dans ses directives, la juge Perreault leur a expliqué ce que sont,
juridiquement, la négligence criminelle et la conduite dangereuse.
Il s’agit d’un comportement qui représente un écart marqué eu
égard au comportement de la personne raisonnable placée dans les mêmes
circonstances et dans le même état d’esprit que l’accusée[4]. Les mêmes circonstances, c’est l’autoroute
30, à la même heure, dans la voie de gauche.
L’état d’esprit, ici, c’est entre autres choses l’amour des animaux et le niveau de conscience du danger de l'accusée. Les jurés ont dû se demander, donc, si une
personne raisonnable placée au même endroit, à la même heure, dans les mêmes
conditions météorologiques, et ayant un amour profond des animaux, se serait
comportée de la même façon.
Plus encore, ils ont dû se demander si cet écart de conduite
constituait une insouciance déréglée quant à la sécurité ou à la vie d’autrui, et
si preuve avait été faire hors de tout doute raisonnable que l’accusé aurait
dû prévoir ce risque.
Ils ont décidé que oui.
Est-ce que la négligence criminelle est un crime sans
intention malicieuse, oui et non. C’est
un crime où l’intention subjective se limite à une insouciance quant au risque[5]. Un peu de la même manière que lorsqu’on donne
un coup de poing à quelqu’un sans pouvoir juridiquement se défendre de n’avoir
pas voulu lui casser le nez. Il y a là
une insouciance évidente quant au risque… et la condamnation va de soi.
Sauf que le coup de poing est animé d’une intention
malveillante. Pas le fait de vouloir
sauver des canards.
Il est toujours bien embêtant de commenter, d’analyser, de
critiquer un verdict de jurés puisque nous n’en connaissons pas les motifs,
nous n’avons pas accès au processus de réflexion ayant mené à la conclusion. Il est encore plus hasardeux de commenter un procès auquel on n’a pas
assisté, n’ayant pas entendu témoigner l’accusée concernant son geste ni les directives du juge.
Chose sûre, compte tenu de ce qu’est la négligence
criminelle, le verdict n’est pas si étonnant.
Et c’est là qu’on peut, si on veut, s’indigner.
L’affaire d’Emma Czornobaj est rare parce que dans les cas où
le ministère public doit départager l’accident malheureux de l’insouciance
déréglée, il y a souvent un élément mauvais, au sens de méchant, dans le
comportement de l’accusé qui facilite la décision d'accuser ou non. Une course
débile, de l’alcool, de la rage au volant, une agressivité qui amène quelqu’un
à pointer une arme à feu sur une autre et bang.
Un geste malicieux, malveillant, qui nous convainc non seulement que le
geste doit être dénoncé, mais que l’accusé a besoin d’une leçon.
Quand l’acte ou l’omission ne comprend pas d’élément moral
foncièrement coupable, le plus souvent, le ministère public ne porte pas d’accusation. On conclut à un accident tragique.
Un père préoccupé dont l’horaire est chambardé oublie son
bébé dans la voiture, avec les suites affreuses que l'on sait, le ministère
public ne porte pas d’accusation; une jeune mère dépose son bébé par terre près
des chiens le temps d'une cigarette, avec les suites horribles que l’on sait, le ministère public porte
des accusations.
Dans les deux cas, suivant la définition stricte de
négligence criminelle causant la mort, un jury pourrait condamner comme il pourrait acquitter.
Nous sommes habitués de voir le ministère public user de
parcimonie face à des tragédies.
Et la justice, si elle fonctionne assez bien, reste humaine
et subjective. Un autre procureur de la
Couronne, placé dans les mêmes circonstances et se trouvant dans le même état d’esprit
que celui qui a autorisé la plainte contre Emma Czornobaj aurait-il agi de la
même manière? C’est ici que le jury
populaire peut se faire entendre…
Mais, dans une perspective purement mathématique, désincarnée,
le verdict est conforme au droit en matière de négligence criminelle.
Et la peine?
Encore ici, on est devant un cas rare. La peine «moyenne» dans des causes de
négligence criminelle causant la mort sur la route, ou encore de conduite dangereuse causant la
mort, tourne autour de trois ans.
Quatre ans parfois. Rarement
moins, rarement plus.
Pour déterminer une peine, on doit tenir compte du criminel
bien plus que du crime. On étudie les
facteurs aggravants et atténuants. On se
questionne sur les objectifs pénologiques qui sont la dénonciation, la dissuasion, la réhabilitation, et, bien sûr, la punition, même s’il n’est
pas très à la mode de l’admettre.
La peine de prison, si elle sert à protéger la société est
aussi, le plus souvent oserais-je dire, punitive. Car on sait que la prison ne dissuade
personne et qu’elle ne réhabilite pas. «La
prison fabrique des délinquants»[6].
Est-ce qu’Emma Czornobaj mérite la prison, évidemment que
non.
Est-ce qu’une peine de prison dans la collectivité servirait
les intérêts de la justice, non plus, mais cette peine n’est plus offerte, de
toute manière, en cas de lésions corporelles «plus que mineures» ou de mort,
gracieusement du gouvernement Conservateur.
Quelle peine mérite-t-elle alors? C’est là l’autre problème de l’histoire,
puisque la réponse semble être «aucune».
Aucune peine impliquerait d’absoudre. Mais ce serait indécent pour la famille des
victimes d’entendre la juge dire «je vous absous inconditionnellement» et, de
toute manière, elle ne peut pas le faire, le crime étant passible de plus de 10
ans de réclusion.
On aura beau lui imposer l’obligation de se bien conduire
pendant 2 ans, la forcer à 250 heures de travaux communautaire, lui faire payer
une amende, on n’aura atteint aucun des objectifs de détermination de la peine
et on n’aura surtout pas amoindri, pansé, réparé le chagrin causé à la famille
des victimes.
Il y a de ces causes que le droit ne saura jamais résoudre. Une fois condamné, il faut punir. Et ici, aucune peine n’a de sens.
Ce qui m’amène inexorablement à penser et repenser aux crimes
de négligence criminelle et de conduite dangereuse quand ils sont, à la base, motivés
par une bonne intention, aussi téméraire fut-elle. Deux infractions qui méritent d’être polies et
re-polies par la jurisprudence, d’où la pertinence d’un appel de la
condamnation.
[1] Pourquoi
deux condamnations, l’une de conduit dangereuse et l’autre de négligence, l’histoire
ne le dit pas, et personne n’a encore lu les directives de la juge, mais il est
clair qu’Emma Czornobaj a été condamnée deux fois pour le même acte, la conduite
dangereuse étant une infraction moindre et incluse à celle de négligence criminelle
c'est-à-dire une infraction comportant les mêmes élémetns essentiels.
[3] C’aurait
pu constituer une conduite dangereuse mais je vous gage un mille qu’aucune
accusation n’aurait été portée sans blessés ni morts.
[4]
Sur l’état d’esprit, un bel arrêt de la Cour d’appel du Québec : R.c. Salamé, 2010 QCCA 64
[5]
Lire les opinions divergentes des juges de la Cour suprême dans l’arrêt Tutton et Tutton ([1989] 1 R.C.S. 1392) est hautement intéressant.
[6] Michel
Foucault, Surveiller et punir,
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerTres belle analyse Me Robert,
RépondreSupprimerCette cause me semblait a la limite de ce qui peut etre de la negligence criminelle. Dur travail pour le jury, et l'avocat..
Me Xavier Cormier
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