(Tout ce billet est inspiré du livre de référence de Julie DESROSIERS, «L'agression sexuelle en droit canadien, Éd. Yvon-Blais, 2009, 276 p. )
Lysiane Gagnon, de La Presse, écrit
ceci:
«…La langue
populaire, suivant en cela l’évolution du Code criminel, a effacé la
distinction cruciale entre le viol véritable – la pénétration
effectuée sous la contrainte – et toutes sortes de comportements
(attouchements, embrassades, commentaires sexistes, etc) qui, aussi
désagréables soient-ils quand ils ne sont pas désirés, ne sont pas de nature à
traumatiser une femme le moindrement raisonnable et équilibrée.
Mais tout
cela entre pêle-mêle dans le grand sac de l’« agression sexuelle »,
ce qui fausse complètement le tableau – à moins que l’on considère
comme de la violence un commentaire déplacé ou un effleurement sur la main!»
Commençons par la citation
Non, un commentaire sexiste n'est pas une agression sexuelle, non plus qu'un effleurage de main[1]. Quand on a une tribune de cette ampleur, on devrait tenter de ne pas émettre de faussetés. Car il ne s'agit pas d'une inexactitude, mais carrément d'une fausseté.
Finissons par le commencement
C'est à juste titre que le Code criminel canadien a aboli l'infraction de viol pour la remplacer par l'infraction plus large d'agression sexuelle. Les infractions d'agression sexuelle, devrait-on dire, puisqu'il y en a trois types, suivant trois niveaux de gravité objective, en plus des agressions sexuelles commises contre les enfants, qui sont aussi de trois types.
Le crime de viol remonte à la nuit des temps et n'a pas de prise dans la
réalité, du vécu, des femmes et des hommes qui sont victimes de diverses forme d'infractions de nature sexuelle.
Le droit canon et la common law exigeaient effectivement la preuve d'une pénétration pénis-vagin pour que le crime de viol soit commis. En remontant l'histoire, ce crime exigeait aussi la preuve d'une émission de semence. Pourquoi? Parce que le viol était un crime contre la propriété, une atteinte au droit de reproduction du mari, et un accroc à la lignée du père.
Une atteinte au droit de progéniture, donc,
qui faisait du mari, du père, du frère, les véritables victimes.
L'injustice est plus grave quand quelqu'un abuse d'une femme qu'un autre a en son pouvoir en vue de la génération.
(St-Thomas d'Aquin dans sa Somme théologique)
Il fallait donc, pour qu'il y ait viol, émission de semence de l'organe mâle dans l'organe femelle.
Cette conception a imprégné la common law et elle est devenue une composante du
droit criminel canadien, pour très peu de temps ceci dit.
Le Canada a éliminé dès 1841 la nécessité de
l'émission de semence pour qu'il s'agisse d'un viol, donc d'un crime sérieux, et n'a conservé que la notion de pénétration, en exigeant la preuve d'une
rupture de l'hymen dans le cas des viols de filles vierges.
La rupture de l'hymen comme élément essentiel a aussi rapidement été abandonnée, soit en 1869, et on disait alors qu'une «pénétration même au moindre degré» suffisait pour que le crime soit commis.
Nous sommes alors en common law, sans codification, c'est-à-dire sans
intégration du crime dans une loi.
C'est en 1892 que le crime de viol a été codifié par l'article 266 du Code
criminel canadien.
1. Le viol est l’acte d’un homme qui a un commerce charnel avec une femme qui n’est pas son épouse, sans le consentement de cette femme, ou à la suite d’une consentement qui lui a été arraché par des menaces ou la crainte de lésions corporelles, ou obtenu en se faisant passer pour le mari de cette femme, ou par de fausses et frauduleuses représentations au sujet de la nature et du caractère de l’acte.
2. Un individu de moins de 14 ans ne peut commettre ce crime.
3. La connaissance charnelle est complète s’il y a pénétration , même au moindre degré, et même s’il n’y a pas émission de semence.
Les éléments constitutifs du
crime étaient alors une pénétration, d'un homme dans une femme, qui n'est pas son
épouse, sans consentement, ou avec un consentement soutiré, ou alors en se
faisant passer pour le mari.
Cette définition du
crime de viol est restée jusqu'en 1983.
J'étais née depuis 12
ans en 1983. Ça me semble insensé. Mais ça explique certainement pourquoi
certaines personnes ont encore du mal à intégrer le fait qu'un mari n'a pas le droit
d'agresser sexuellement sa femme.
Le viol était donc
-
Un crime de genre;
-
Un crime de pénétration (indépendamment de la
violence utilisée);
- Un crime que ne pouvait commettre le mari, ce
qu'on appelait l'exception maritale.
Et parmi les règles de
preuve:
-
L'absence de consentement devait être prouvée par une active résistance («non» peut vouloir dire «oui»);
-
La plainte devait être spontanée;
-
La corroboration (les femmes et les enfants
ayant tendance à mentir par nature, il fallait toujours qu'un témoignage de femme
en matière d'agression sexuelle soit corroboré par une preuve indépendante);
-
Le passé sexuel (et toutes les questions
étaient permises, sur l'âge des premières relations, sur l'état de l'hymen, sur le
recours à un avortement, sur le concubinage, sur d'éventuelles maladies
vénériennes, parce qu'il était bien connu qu'une femme ayant forniqué avant le mariage
est plus «violable»).
Parenthèse
historique sur la plainte spontanée
On trouve les
premières traces de la plainte spontanée, ou la déclaration spontanée, au Moyen
Âge alors qu'on parlait de «clameur public».
Le juriste John Henry
Wigmore explique la nécessité de la plainte spontanée en 1923:
«Par conséquent,
lorsqu’une vierge a été déflorée par la force, contre la paix de sa majesté le
Roi, elle doit sur-le-champ, pendant que l’acte est tout récent, demander
réparation en soulevant une clameur publique dans les villages voisins et
montrer aux hommes honnêtes le tort qui lui a été fait, le sang et sa robe
tachée de sang ainsi que la déchirure de sa robe; et elle doit donc s’adresser
au prévôt du peuple, au sergent de sa majesté le Roi, au coroners et au vicomte
et faire appel à la première Cour de comté[2].»
Le juge Fauteux de la Cour suprême sacralisait cette règle en 1960 dans l'arrêt Kribs;
«Il s’agit d’un principe de nécessité. Il est fondé sur
des présomptions de fait qui, dans le cours normal des événements, sont
naturellement liées à la conduite de la plaignante peu après la survenance des
actes de violence allégués. L’une de ces présomptions est qu’elle devrait
se plaindre à la première occasion raisonnable et l’autre, qui en est une
conséquence, est que si elle ne le fait pas, son silence peut naturellement
être interprété comme une contradiction implicite de sa propre version.»
Et c'était encore repris en 1981 dans l'arrêt Timms par le
plus haut Tribunal du pays.
Pourtant, c'est à peine deux ans plus tard, en 1983, qu'un
groupe de travail a qualifié cette règle de preuve de médiévale et d'inutile:
«Les attentes de l’Angleterre médiévale relativement aux
réactions de la victime innocente d’une agression sexuelle ne sont plus
pertinentes. Une victime peut avoir une plainte réelle à formuler mais la
retarder à cause d’inquiétudes aussi légitimes que la perspective d’être embarrassée
et humiliée ou la possibilité de la destruction de liens familiaux ou
personnels. Le retard peut également être attribué à la jeunesse ou au
manque d’expérience de la plaignante ou à des menaces de représailles émanant
de l’accusé. Dans la société contemporaine, il n’y a plus de rapport
logique entre le bien‑fondé d’une plainte et la promptitude avec laquelle elle
est formulée.»[3]
La règle a alors été
abolie. Mais l'évolution des mentalités étant longue à se faire, on a entendu
des dizaines de fois, la semaine dernière, des gens questionner sans nuances une plainte
d'agression sexuelle portée des mois ou des années plus tard. Manque de
culture, de sensibilité, de compréhension de l'être humain. Je ne sais plus.
Chose sûre, heureusement que les tribunaux évoluent parfois avant la masse.
(Sur l'historique de la plainte spontanée, et la capacité de comprendre qu'une victime peut mettre du temps à parler sans que le témoignage d'un expert soit nécessaire, voir l'arrêt D.D. de la Cour suprême du Canada.
Il existait, parallèlement au crime de viol, les infractions moins graves
d'attentat à la pudeur et de grossière indécence qui permettaient de
criminaliser des comportement sexuels déviants, non consentis, ou même d'une
extrême violence, mais ils était de très
peu d'importance sans cette sacro-sainte pénétration phallique, et encore moins
s'ils étaient commis contre des femmes[4].
L'attentat à la pudeur est vraiment l'ancêtre de l'agression sexuelle, il a
été codifié en 1869 et est resté inchangé jusqu'en 1983
1.
Est coupable d’un acte criminel et passible
d’un emprisonnement de 5 ans quiconque attente à la pudeur d’une personne de
sexe féminin.
2.
Un prévenu inculpé d’une infraction visée par
le paragraphe 1 peut être déclaré coupable si la preuve établit que le prévenu
a fait, à la personne de sexe féminin, avec son consentement, une chose qui,
sans son consentement, aurait constitué un attentat à la pudeur lorsque son
consentement a été obtenu par de fausses et frauduleuses représentations sur la nature et le caractère de l’acte
Le vieux juriste Irénée Lagarde
expliquait qu'il fallait donc qu'un acte hostile soit posé, et qu'il soit accompagné
de circonstances indécentes.
L'agression sexuelle
actuelle est un geste non consenti, de nature sexuelle.
Comme pour l'agression sexuelle actuelle, la victime d'un attentat à la
pudeur pouvait être une femme ou un homme, mais la peine était de 5 ans si la
victime était une femme et de 10 ans si la victime était un homme. Aussi,
évidemment, les règles de preuve quant à la plainte spontanée et à la
corroboration n'existaient pas dans le cas d'une victime masculine.
**
J'ignore ce que Lysiane Gagnon entend par «distinction cruciale» entre viol
véritable et agression sexuelle.
Aucun être humain sensé ou sensible n'a envie de faire de distinction en terme de gravité entre la pénétration de l'organe mâle dans l'organe femelle, disons, et une agression où une femme (ou un homme) est forcée couteau sur la gorge à faire des fellations à une demi-douzaine d'hommes, ou encore se fait insérer des objets dans un orifice, ou encore reçoit des touchers non voulus et non moins traumatisants.
Avec en tête des connaissances historiques et juridiques, et en faisant preuve d'un soupçon de bon sens et de compréhension de l'humain, il est clair que
le crime de viol ne pouvait demeurer. Sa définition en fait un crime contre la propriété de l'homme. Et quiconque vit en société, connait des gens, éprouve ce qu'on appelle de l'empathie, peut comprendre
qu'une agression sexuelle sans pénétration peut être aussi grave, et parfois pire, que
l'ancien viol.
Bien sûr, le Code criminel a créé des niveaux d'agression sexuelle.
Justement pour que le jeune homme de 18 ans qui effleure une fesse dans un
party sous l'effet de l'alcool ne soit pas puni de la même manière qu'un homme
qui violemment agresse sexuellement en se servant d'une arme. Ce ne sont que des exemples.
Mais le Code criminel n'a jamais prévu qu'une parole déplacée constitue une
agression sexuelle. Jamais.
Pourquoi alors l'avoir écrit?
[1] L'embrassade peut en être une selon la
partie du corps ou le contexte. N'en déplaise à madame Gagnon, une embrassade d'un
oncle sur la vulve d'une nièce inconsciente est une agression sexuelle qu'on aurait
qualifiée jadis de banal attentat à la pudeur.
[2] Wigmore on Evidence (2eéd.
1923), vol. III, p. 764,
cité dans un arrêt crucial de la Cour suprême du Canada: R. c. D.D., [2000] 2R.C.S. 275, par. 60.
[3] Sopinka, Lederman et
Bryant, The Law of Evidence in Canada,
2nd ed. Toronto: Butterworths, 1999, p. 322
[4] L'attentat à la pudeur valait 5 ans de prison si commis
contre une femme et 10 ans de
prison si commis contre un homme. La grossière indécence criminalisait autant
l'agression sexuelle commise contre un garçon que la fornication entre deux
hommes consentants.