jeudi 13 décembre 2018

Quatorze femmes, Rozon et le système de justice


Le sujet est délicat. quatorze femmes ont déposé une plainte criminelle contre Gilbert Rozon pour agression sexuelle. Quatorze. Comme les victimes de la polytechnique. Ça frappe.

Le ministère public a annoncé hier qu'une seule des plaintes a été retenue et que des accusations de viol et d'attentat à la pudeur[1] sont portées contre Gilbert Rozon pour des gestes commis sur une période de quelques mois en 1979.

On lit ce matin, sans surprise, que le système de justice ne fonctionne pas. On demande même d'abaisser le fardeau de preuve en matière d'agression sexuelle. La fameuse preuve hors de tout doute raisonnable ne serait plus nécessaire. Quel serait alors le fardeau de preuve? On ne le sait pas, sans doute quelque chose qui ressemblerait à celui du droit civil, c'est-à-dire celui de la balance des probabilités. Est-il plus probable ou moins probable que le crime a été commis?

Mais on parle ici d'acte criminel, pas de faute civile, pas de harcèlement sexuel au travail, pas d'inconduite sexuelle. On parle d'accusations criminelles qui mènent à des condamnations criminelles. Appliquer un fardeau aussi faible n'a pas de sens.

On dit aussi que le droit criminel exige que les témoignages soient corroborés ,ce qui est impossible puisque les agressions sexuelles se produisent dans l'intimité. C'est faux. Le témoignage d'une plaignante n'a plus à être corroboré depuis 1983, et quand une accusation criminelle d'agression sexuelle estportée, et que le procès a lieu, il y a beaucoup plus de condamnations -j'inclus ici les plaidoyers de culpabilité- que d'acquittements.

Le problème est donc en aval, le problème serait à l'étape de la réception de la plainte. Exactement à l'étape où il y a eu cette semaine un refus d'accuser.

On dit que le système ne fonctionne pas, mais sans savoir pourquoi le ministère public a refusé de porter les accusations. Si on le savait, ce serait sans doute utile. Parce qu'il est évident que des nouvelles comme celles-là peuvent décourager des victimes à porter plainte.

Sommes-nous dans un cas où, exceptionnellement, le ministère public devrait sortir de sa prérogative et expliquer sa décision. Possiblement. Mais sans dévoiler la preuve qui n'a pas à être connue et sans humilier les plaignantes. 

Ces femmes n'ont pas menti. Yves Boisvert l'expliquait très justement dans la Presse ce matin. La question n'est pas là. 

La première question est celle de savoir si, au terme d'un procès criminel, une condamnation est possible.

Parfois, effectivement, le témoignage n'est pas assez solide, et en matière d'agression sexuelle c'est souvent sur la question de l'absence de consentement que la preuve est difficile à faire. Car oui, l'absence de consentement est un élément essentiel de l'agression sexuelle et cette absence de consentement doit donc être prouvée hors de tout doute raisonnable.

La manière dont la Cour suprême a construit la méthode d'analyse est simple[2]: si la plaignante est crue sur l'absence de consentement, l'actus reus est prouvé, ce qui veut dire que l'ACTE est, dans la perspective de la plaignante, une agression sexuelle.

Il faut ensuite aller vérifier si l'accusé savait qu'elle ne consentait pas ou s'il a été insouciant sur le fait qu'elle consente ou non.

Je le répète, quand on se rend à procès et que cette analyse est faite,l'accusé est le plus souvent condamné (s'il n'a pas plaidé coupable avant, ce qui entraîne aussi une condamnation).

On ne sait pas grand-chose de la preuve des quatorze dossiers, mais on en sait quand même un peu, parce que les plaignantes ont témoigné dans les médias.

On sait par exemple quedans le cas de l'une des plaignantes, elle n'était pas certaine à 100% queRozon était bien son agresseur. On fait quoi avec un dossier comme ça quand on est une procureure de la poursuite responsable d'autoriser la plainte ou pas? On va à procès? Avec une femme qui témoignera ne pas être sûre  que la personne qui l'a agressée est bien Gilbert Rozon? Ou alors on fait comme le suggère certains et on abaisse le fardeau? Si elle est sûre à 65%, l'identité est prouvée? Veut-on vraiment vivre dans un système où des gens sont condamnés pour des agressions sexuelle à 50% +1 ?

On sait aussi qu'une des plaignantes a subi des gestes déplacés de la part de Gilbert Rozon alors qu'elle avait 15 ans. #OnVousCroit dit le hashtag. Je la crois aussi. J'ai lu son témoignage dans La Presse.

«Il m’a pressé contre lui et m’a demandé de l’embrasser, mais j’ai dit non»

Rozon se serait mis à rire. L'été suivant il l'a encore harcelée, entre autres en lui prenant les hanches.

Ce que cette fille de 15 ans a subi est inacceptable. Il s'agit d'inconduite sexuelle qu'il faut dénoncer. C'est là toute la pertinence de mouvements comme #MeToo , #MoiAussi,  #BalanceTonPorc. Dans son cas, le harcèlement sexuel au travail était aggravé par le fait que le harceleur était en position d'autorité.

Mais il ne s'agit pas, ou en tout cas très difficilement, d'agression sexuelle au sens du Code criminel. Une telle plainte ne peut pas être reçue, il serait absolument injuste de faire vivre à cette femme un procès sachant sans l'ombre d'un doute que le harceleur sera acquitté.

J'ai lu sur un média social qu'une des plaignantes a décidé de porter plainte un peu après les autres «pour être sûre qu'il ne s'en sorte pas».  J'ignore si c'est vrai, mais tenons pour avérée la déclaration…  Ça ne veut pas dire que Rozon ne lui a rien fait, ça ne veut pas dire qu'elle n'a pas été blessée par lui, mais une telle déclaration, si elle s'est retrouvée dans les notes de la police, notes qui seront communiquées à la défense, ne va pas l'aider sur le plan de la crédibilité, surtout si les geste posés étaient, eux aussi, très flous quant à leur qualification.

Il faut cesser de répandre des mythes qui font peur aux victimes. C'est paradoxal de s'inquiéter du fait que les victimes n'osent pas porter plainte tout en véhiculant sur le système de justice des mythes ancestraux.

Il est faux de dire que le témoignage d'une victime doit être corroboré[3]; il est faux de dire qu'un avocat de la défense va contre-interroger la plaignante sur sa vie sexuelle[4]; il est faux de prétendre qu'il faut courir à la clinique sans se laver une heure après les faits[5].

(Concernant cette règle ancienne de la déclaration spontanée, c'est tellement faux de dire qu'elle existe encore que le seul dossier retenu dans l'affaire Rozon concerne des faits qui datent de 1979.)

Par contre, comme dans tous les procès et dans tous les domaines de droit, il est bien évident que des incohérences peuvent ressortir d'un témoignage. Si un plaignant, dans n'importe quel type de procès, dit que ça c'est produit en hiver et plus tard qu'il était dehors en gougounes, ça risque effectivement de semer une doute (raisonnable).

Des incohérences peuvent ressortir aussi entre un témoignage et un autre. Plus il y aura eu de déclarations dans les médias, à la Cour ou ailleurs, plus des contradictions risquent de poindre. C'est vrai dans toutes les matières, pas seulement dans les cas d'agression sexuelle.

Des témoignages peuvent aussi être contaminés. Encore une fois dans toutes les matières. Ici, on a des femmes qui se sont regroupées pour porter plainte, qui se sont parlé, qui ont discuté de ce qu'elle ont vécu. Il se peut fort bien que, sans le vouloir, le témoignage de l'une ait influencé ou modifié ou perturbé le souvenir de l'autre.

J'ai d'ailleurs noté que, concernant la plainte qui a été retenue, la plaignante  ne fait pas partie du «groupe» qui s'est créé dans la foulée de #metoo. Ce qui porte à croire qu'elle n'a pas discuté avec les autres.  

Les quatorze femmes qui ont porté plainte contre Rozon ont certainement vécu des choses désagréables avec lui. Elles ont été crues et, même si je n'ai pas de canal privilégié, je sais pour fréquenter le palais de justice de Montréal que les procureures au dossier[6] ont travaillé fort et qu'elles l'ont fait avec autant d'empathie que de détermination.

Et elles en sont venues à la conclusion qu'il n'y avait pas matière à porter des accusations criminelles.

Dans certains cas parce que la preuve n'était pas faisable, dans d'autres parce que les gestes en cause ne constituaient pas des agressions sexuelles au sens du droit criminel.

Harcèlement sexuel au travail, inconduite sexuelle, comportement déplacé, agressivité, abus d'autorité. Ce sont là autant de gestes abusifs posés à l'endroit de femmes le plus souvent, mais pour lesquels le droit criminel ne peut pas toujours intervenir.

Ce qui ne change rien à la poursuite civile entreprise par le groupe des «Courageuses» contre Gilbert Rozon. Le refus de porter une accusation criminelle ne veut pas dire que l'homme n'a pas commis de faute civile.


J'ai parlé longuement ici des modifications historiques du droit criminel canadien en matière d'agressions sexuelles:  
Petite histoire du viol

Et ici de la méthode d'analyse pour faire la preuve de l'agression sexuelle:  



[1] Des crimes qui existaient à l'époque et qui n'existent plus aujourd'hui.
[3] Cette exigence a été abolie en 1983
[4] C'est illégal, depuis 1983 aussi
[5] Règle de preuve aussi abolie en 1983
[6] Je féminise en raison de la prépondérance du nombre.

1 commentaire:

  1. Excellente analyse! Espérons qu’elle sera partagée et lue objectivement par le plus grand nombre. Merci Véronique.

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