samedi 16 mars 2024

"Personne ayant un vagin"

Les mythes et stéréotypes en matière d’agression sexuelle sont des croyances infondées selon lesquels on présume que les femmes, ou qu’un certain type de femmes, sont moins crédibles, moins dignes de foi, moins méritantes.

L’usage aux mythes et stéréotypes concernant la sexualité des femmes est interdit en droit criminel canadien.

Si un.e juge y a recours pour analyser une situation liée à une agression sexuelle, cela constitue une erreur de droit et l’erreur de droit est plus facilement révisable en appel.

Une erreur factuelle, au contraire, devra être grossière, déterminante, catastrophique même, pour qu’une Cour d’appel puisse réformer une décision de première instance.

La Cour suprême dans l'arrêt Kruk rendu le 8 mars devait se positionner sur une question qui titille les tribunaux au Canada depuis quelques années : lorsqu’un.e juge fonde une partie de son raisonnement sur des hypothèses logiques pour la perception humaine, mais non fondées scientifiquement, s’agit-il d’une erreur de fait, ou de droit ? 

La Cour suprême a voulu faire la distinction entre, d’une part, les mythes et stéréotypes à l’endroit des femmes, qui doivent être à tout prix être exclus des analyses des tribunaux et, d’autre part, des hypothèses que peuvent émettre des juges lorsqu’ils rendent des décisions, hypothèses qui concernent autant les hommes que les femmes, les plaignantes et les accusés.

Le premier juge avait exprimé l’idée que si la plaignante dit avoir ressenti l'insertion d’un pénis dans son vagin, c’est fort probablement parce qu’il y a eu un pénis dans son vagin. Elle a beau avoir été saoule, elle a beau être un peu confuse dans son témoignage : «Il est extrêmement improbable qu’une femme se trompe sur cette sensation ».

Il s’agit d’une hypothèse, logique certes, mais non appuyée sur un témoignage d’expert en neurologie.

Le juge a déclaré l’accusé coupable d’agression sexuelle.

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a cassé cette décision pour le motif que le juge a usé d’un raisonnement logique mais non fondé. À l’instar des mythes et stéréotypes à l’endroit des femmes, ce type de raisonnement constitue, pour la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, une erreur de droit révisable en appel.

La Cour suprême a rétabli la condamnation.  Sous la plume de la juge Martin, la Cour a rendu une très rigoureuse décision visant à distinguer les mythes et stéréotypes à l’endroit des femmes des simples hypothèses logiques mais non fondées que tout humain peut être porté à faire en réfléchissant à des données qui ne sont pas à sa connaissance propre.

Il s’agit d’une analyse étayée, complexe qui, de manière grossièrement résumée, explique pourquoi il faut distinguer les mythes misogynes de simples hypothèses pouvant concerner autant les femmes que les hommes, autant les victimes que les accusés.

Pourquoi il est essentiel de faire cette distinction? La juge Martin le dit au paragraphe 46, entre autres parce que « ce sont les femmes et les enfants qui continuent d’être principalement victimes » des crimes à caractère sexuel.

Dans une perspective sociojuridique, la décision de la Cour suprême est une décision féministe.

Il n’y a pas l’ombre d’un soupçon d’indice que la Cour suprême a voulu invisibiliser les femmes.

Lorsque la juge écrit que l’emploi du mot femme est « regrettable » dans l’assertion du premier juge, elle veut simplement s’assurer qu’on ne confonde pas les mythes et stéréotypes avec de simples raisonnements logiques mais non appuyés par une preuve d’expert.

Le mot « regrettable » (« unfortunate » dans la version originale) est peut-être un peu fort, mais il faut tout de même le comprendre dans son contexte : on n’a pas besoin d’expert pour expliquer à la Cour ce que peut ressentir une personne ayant un vagin lorsqu’on lui introduit un pénis dans le vagin.

Pourquoi la juge Martin énonce que le mot « femme » peut avoir semé la confusion? Parce que le mot « femme », dans le contexte du jugement de première instance, donnait l’impression que le juge référait à des mythes et stéréotypes concernant la sexualité des femmes, ce qui aurait été une erreur révisable en appel. 


C'est tout, c'est vraiment rien que ça. 


 

samedi 24 février 2024

It takes two to tango

On parle ces jours-ci du fait que, durant le procès de Marc-André Grenon à Chicoutimi, la défense aurait admis un meurtre au second degré.

Palais de justice de Chicoutimi, circa 2005, ma photo
J'imagine que le crucifix n'y est plus

Partant, on reproche à Grenon de ne pas avoir plaidé coupable pour éviter à la famille de la victime le cauchemar du procès.

 Il est rarissime qu’on admette un meurtre au second degré pendant un procès … de meurtre.  Un meurtre est un meurtre. La Cour suprême l’a maintes fois répété: la qualification de meurtre au premier ou au second degré est une variante qui concerne la peine, pas la nature substantielle du crime.

Le plus souvent, dans un procès de meurtre, lorsque la défense ne recherche ni un acquittement ni une déclaration de non-responsabilité criminelle, c’est que sa théorie est celle de l’homicide involontaire.

L’homicide involontaire n’était pas une thèse dénuée de fondement au procès de Grenon, c’est d’ailleurs un verdict que le juge a « ouvert », ce qui veut dire qu’il l’a soumis au jury comme verdict possible.  

(Parenthèse nécessaire: en l'absence d'une preuve implacable de préméditation, preuve qui n'existait pas dans ce dossier, l'homicide involontaire est rarement une thèse farfelue face à une accusation de meurtre. Il faut bien garder la l'esprit que, dans cette cause, le meurtre était qualifié de meurtre au premier degré parce que la thèse du ministère public était celle d'un meurtre commis au cours d'un crime de domination. De tels meurtres -c'est à dire tuer avec l'intention de tuer au cours de certaines infractions dites de domination- sont des meurtres au premier degré, indépendamment de toute notion de préméditation. Encore une fois, la théorie de la poursuite au procès de Marc-André Grenon, même si elle semble avoir pivoté à la toute fin, a toujours été celle du meurtre commis pendant une agression sexuelle, d'où la qualification de "premier degré")

J’ignore dans quel contexte les avocates de Marc-André Grenon ont semblé admettre un meurtre au second degré en cours de procès mais, vu d’ici, c’est-à-dire vu à travers la lorgnette de juristes criminalistes n’étant pas impliqué·e·s dans ce dossier, pas seulement moi mais bien d’autres, ça parle effectivement d'une chose: pour éviter un procès à la famille, et pour épargner un peu les ressources judiciaires, ce dossier aurait dû se régler… par un plaidoyer de culpabilité sur un chef de meurtre au second degré.

It takes two to tango

Avant tout procès, mais surtout avant un procès de meurtre, se tiennent de nombreuses audiences de gestion, parfois même de médiation, concernant le dossier, sa force et ses faiblesses, la preuve à administrer, et l'intérêt de tenir un procès.  

Ont lieu aussi de nombreux échanges hors Cour entre les avocat·e·s au dossier.

Avant un procès de meurtre, une très rigoureuse « conférence préparatoire » prend place en salle de Cour, devant le juge du procès et, avant cette étape cruciale, un formulaire de près de 70 pages doit être rempli par la poursuite et par la défense.

Tout le monde sait où s’en va la cause.

Et sachant où s'en allait la cause, il eût été évidemment fort judicieux qu'une entente intervienne sur un chef de meurtre au second degré.  Si aucune entente n'est intervenue, c'est qu'il y a eu impasse. Et une impasse de négociation ne peut pas concerner une seule des deux parties impliquées.

It takes two to tango

Le meurtre au second degré, encore une fois, c’est un meurtre.  C’est d’ôter la vie de quelqu’un avec l’intention de le faire. La peine pour un meurtre au second degré est aussi l’incarcération à perpétuité, mais pour lequel la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle peut varier de 10 à 25 ans.  Pour un meurtre au premier degré, la période de sûreté de 25 ans est obligatoire.  Mais dans tous les cas de meurtre, la peine est l’emprisonnement à perpétuité.

Lorsqu’un·e condamné·e de meurtre au second degré est admissible à la libération conditionnelle après 18 ans par exemple, ça ne veut pas dire que cette personne sortira : ça veut simplement dire qu’il ou elle peut faire la demande, qui est très souvent refusée.

Pourquoi Marc-André Grenon n’a pas plaidé coupable à un meurtre au second degré, disons, avec une possibilité de libération conditionnelle avant 16, 18 ou 20 ans, on ne le sait pas, mais on ne peut certainement pas faire ce reproche uniquement à la défense.

It takes two to tango