Un jour, une collègue m’appelle pour que je me rende au Centre régional de réception, un
pénitencier de Ste-Anne-des-Plaines où les condamnés sont triés, classifiés et finalement conduits vers
leur destination des prochaines années, afin de rencontrer un gars qui venait d’être
trouvé coupable de meurtre au premier degré et, par conséquent, condamné à une
peine de prison à vie, sans possibilité
de libération conditionnelle avant 25
ans.
On n’insistera jamais assez : la libération après 25 ans
n’est toujours qu’une possibilité et elle est conditionnelle à perpétuité.
Je me rends donc au CRR.
Routine. Je fais une entrevue avec le client. Routine. J’écoute son histoire. Routine. Je reviens au bureau et je
commande les CD des directives du juge au jury et de quelques témoignages, en plus
de lire deux ou trois jugements rendus par le juge en cours de procès. Routine.
J’accepte de porter sa cause en appel parce que je suis d’avis que,
théoriquement, du point de vue des principes de droit, il y a des choses qui
clochent. Routine.
On ne va pas toujours en appel parce qu’on croit à l’innocence
morale de nos clients. On va en appel parce que les principes de justice fondamentale,
celle qui tend vers la Justice platonicienne et qui structure notre système de droit, nous semblent avoir été bafoués. On va en appel pour la cause. Celle de l’État de droit.
Ce client ne m’a jamais dit «je ne l’ai pas tué». Pas son genre. C’était pas un braillard. Il n’a d’ailleurs
pas témoigné à son procès. Il n'aurait pas pu. Il ne faisait que souligner, en théoricien, tel un juriste, ce qui lui semblait être des accrocs à la vérité pendant
son procès, de la même manière que je portais sa cause en appel non pas en pensant
«il ne l’a pas tué» mais en arguant que la preuve d’identification était chétive,
qu’un des témoignages policiers était ignominieux et que certaines directives
du juge au jury étaient souffreteuses.
Un jour, pendant une rencontre avec lui au pénitencier, alors
que je (me) posais des questions sur le nombre de mètres entre X et Y et sur la
possibilité de courir à gauche plutôt qu’à droite, bref, alors que je tentais
de comprendre la scène de crime d'un point de vue spatio-temporel, et ce après
plusieurs mois de travail et plusieurs rencontres avec lui, il (se) chuchote, comme
in petto même si j’ai entendu et qu'il devait bien savoir que j'entendrais, une phrase qui se terminait par «because quand j’ai
entendu les coups de feu, j’étais dans le char avec X sur la rue Y».
Ça y était. J’avais un
aveu de son innocence. Plus tabou qu'un aveu de culpabilité. J’avais un non coupable dans la face. Non coupable du geste pour lequel il avait été condamné du moins. La liberté d’un
non coupable dans les mains. Je l’ai regardé dans les yeux, il a soutenu mon
regard, et on a continué à parfaire ma compréhension de la spatio-temporalité de la scène du crime. Il s’était échappé et j’ai fait comme si je n’avais
rien entendu. Sauf que dans mon ardeur
au travail, quelque chose avait changé. Sur le chemin du retour vers la maison, je n'ai ni allumé la radio, ni parlé au téléphone, ni excédé la limite de vitesse permise. J'ai roulé, lentement, pour ne pas chavirer.
Exit la routine. Je voulais gagner son appel avec mon cœur et non avec ma tête.
Est-ce que ce gars était totalement blanc et pur? Un Saint Innocent? Évidemment que non, puisqu’il était dans un
char avec X sur la rue Y. On ne se retrouve pas en secret dans un char avec X sur la rue Y quand on est un Saint Innocent. Est-ce qu’il s’était
fourré dans des emmerdes pas possibles en frayant avec des brigands où il s'est rendu moralement coupable d’une
certaine forme de complicité? Probablement.
Mais à son procès, trois témoins saouls sortant à peine de l’adolescence
avaient juré qu’ils l’avaient vu tirer, lui et lui seul, et un policier avait
sommé le jury de croire que le tireur ne pouvait qu'être lui.
Ce gars-là était attachant et vraiment intelligent. Un bon gars. Je vais même préciser, pour les bonnes gens,
que c'était un vrai gars de bonne famille et qu'il s'en est fallu de peu pour qu'il reste un gars ben ordinaire. N’importe quels parents auraient pu s’identifier
aux siens.
Pendant sa détention, alors
que le processus d’appel suivait son cours, il s’est fait une blonde.
Elles sont intrigantes ces filles qui tombent amoureuses
de détenus alors je vais raconter l’histoire. Il l’a connue au téléphone, par hasard. Il avait appelé un copain mais le copain était absent. C’est la blonde du copain qui avait répondu. Vous
savez, quand un gars détenu au pen appelle, on ne se contente pas de dire «il
est absent pour le moment» : on prend le temps de jaser. Donc il a placoté
avec la blonde de son ami au téléphone, via l’appareil main libre de la
voiture. Or, une copine de la copine
était assise sur le siège passager et elle a pris part à la conversation. C’est là que le mystérieux béguin a pris
naissance. Ils se sont reparlé. Petit à petit, ils ont eu envie de se voir. Il l'a ajoutée à sa liste de visiteurs. Puis elle est allée le voir. Puis leur relation s'est qualifiée de «relation personnelle étroite», ce qui leur a permis d'accéder au privilège des «visites familiales privées», dit autrement, d'accéder à la roulotte. Environ tous les deux mois, ils ont eu droit à de l'intimité pendant quelque 48 heures. J’ai rencontré cette fille une fois et je lui
ai parlé au téléphone à de nombreuses reprises. C’est une fille sensée. J’ai beau
ne pas comprendre, je dois faire le constat que c’est une fille équilibrée,
aimante et solide.
Quand j’ai perdu en appel, elle était enceinte et lui était heureux comme un enfant. Quand la Cour suprême a refusé d’entendre l'appel de l'appel. Elle avait accouché d’un bébé garçon.
Il lui reste environ 15 ans à purger avant d’être admissible à
une libération conditionnelle et je sais, avec toute la force de mon intime conviction, qu’il
ne se remettra plus jamais les pieds dans un pétrin de cette (dé)nature.
Quand la Cour suprême a refusé d’entendre son appel, j’ai
pleuré. C’est la deuxième fois de toute
ma vie d’avocate que je braille pour un dossier. Deuxième fois de ma carrière que mon client,
au téléphone, entend que je retiens un spasme en feignant le professionnalisme.
On peut penser aux vrais, purs et chastes innocents. On peut penser aux monstres réhabilités. Moi
je pense à tous ceux qui ne sont ni l’un, ni l’autre : ceux qui n’ont
jamais été totalement innocents sans être de vrais malades en voie de réhabilitation. Ceux qui ont sans doute commis l’erreur de frayer avec le mal
sans avoir jamais été totalement mauvais et qui assument, in petto.